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répondit l’admirable artiste, il me serait impossible d’être autrement, car chaque soir que Dieu fait, je me dis qu’il doit y avoir dans la salle quelqu’un qui n’a pas encore vu la pièce, et c’est pour celui-là que je joue ! »

Mozart et Don Juan ont présidé à la résurrection de notre grande scène à Ventadour. Il n’est rien de tel que les chefs-d’œuvre pour se retrouver partout à l’aise. Sur quelque théâtre que vous les placiez, fût-ce dans une grange entre quatre chandelles, ils y feront belle et joyeuse contenance ; jouez-les à l’éclat des lumières, au froufrou des costumes, au branle-bas de l’orchestre et des décors, ou dans les conditions les plus modestes, l’effet, pour être différent, n’en sera pas moindre. Nous avons vu Don Juan à l’Opéra, au Théâtre-Lyrique, tantôt élargi, tantôt resserré, presque à l’étroit ; nous le revoyons en français dans la salle des Italiens, au milieu des souvenirs de la plus brillante exécution, c’est toujours le même chef-d’œuvre avec ses mélodies qu’on pourrait dire proverbiales, tant vous les avez dans l’âme et dans l’esprit, comme certains vers de Virgile ou de Racine qui forcément se mêlent à nos entretiens, et penser que ce chef-d’œuvre est parti, comme Faust, de l’échoppe des marionnettes :


Malheur à vous, baron de Keufel !
Tenez-vous bien, voici le Teufel (le diable).


Mozart tout enfant rêvait de cette fantasmagorie. Bien avant que d’Aponte songeât à composer son drame, le petit musicien s’était monté la tête sur ce sujet. Au sortir de l’école, il courait admirer le spectacle, et la nuit son imagination galopait à la suite de ce baron de Keufel, jovial garnement de la trempe de notre Polichinelle, gaspillant sa vie à faire la débauche, et finalement pris au collet par le diable, de même que chez nous Polichinelle est empoigné par le commissaire. Au demeurant, cette moralité doit être la bonne, car on la retrouve partout, aux marionnettes comme au théâtre. C’est que toute comédie, la plus ancienne ainsi que la plus moderne, étant un miroir plus ou moins fidèle de l’existence, a nécessairement pour objet de fortifier en nous le sens moral ; qu’il s’agisse d’une antique tragédie grecque, d’un mystère du moyen âge ou de la pièce nouvelle du Gymnase, c’est toujours la même question et le même intérêt. Du juste ou de l’injuste, du bien ou du mal, qui l’emportera ? La tendance populaire, s’affirmant à travers les siècles par ses légendes, ses traditions, veut que ce soit le bien. La vertu peut-être ne sera pas toujours récompensée, mais le vice sera châtié, et cela non point d’une façon allégorique ou symbolique, mais ouvertement, au vu de la galerie tout entière, que réjouira le spectacle de cette damnation éternelle de l’impie débauché et du nécromancien. C’est le sens moral de l’humanité qui repose au cœur de ces formations