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ou du moins avec des concessions qui affaibliraient mon autorité. Tu effaces dès lors tout le prix des services rendus. »

Quelles que puissent-être en de telles lignes les allusions plus ou moins directes aux divers accidens de la vie de Guichardin, elles ne nous permettent pas de saisir chez lui, selon l’ordre des temps, des transformations intimes, un progrès intérieur et moral, des doctrines ou des croyances sérieusement adoptées ou reniées. Sans doute l’expérience, l’âge, la connaissance des hommes, ont ajouté sans cesse à la vigueur de cet esprit ; mais ce caractère s’est toujours ressemblé à lui-même, en ce sens qu’il n’a jamais eu pour règle une vue idéale des choses humaines. Ébloui par le seul attrait du succès pratique, il n’a connu que la doctrine de l’intérêt, qu’il a pratiquée toutefois en homme d’une rare intelligence et d’une incontestable hauteur d’esprit. Nous avons affaire non pas à un sceptique vulgaire, mais à un de ces génies florentins de la renaissance, froids, polis et fins comme les bronzes de leur Cellini. La preuve en est à chaque page des Ricordi. Guichardin y est observateur bien plutôt que vrai moraliste. Il donne beaucoup moins des préceptes que des recettes et des procédés. Né singulièrement clairvoyant dans un siècle où abondait la lumière, il lui arrive, comme à plusieurs de ses contemporains infiniment spirituels et déliés, d’apercevoir tous les aspects des idées et des choses, et si vivement chacun d’eux qu’il ne remarque l’ombre d’aucun, et que satisfait, jouissant pour lui-même de son pénétrant regard, il s’abstient de faire un choix. Il suit de là que c’est l’infinie variété des observations particulières qui frappe tout d’abord à la lecture de ses maximes. Pas de généralités vagues sous une forme proverbiale :

« C’est une grande erreur, dit-il lui-même, de parler des choses humaines d’une manière générale et absolue, car pour presque toutes, à cause de la diversité multiple des circonstances, il faut introduire des distinctions et des exceptions qui ne se règlent pas d’après une même mesure, et que vous ne trouverez pas dans vos livres ; il faut que le discernement vous les enseigne. — Le vulgaire, dit-il encore, reproche aux jurisconsultes, aux médecins, aux philosophes, aux hommes d’état, la variété de leurs opinions. Elle provient moins de leur insuffisance que de la nature même des choses ; les règles générales ne peuvent suffire aux cas particuliers. — Mettez six ou huit sages ensemble, vous aurez six ou huit fous : ils ne pourront se mettre d’accord ; au lieu d’une décision, vous aurez une dispute. »

Il offre souvent de suite deux ou trois faces contraires de l’idée : c’est au lecteur à choisir, dirait-il, selon sa disposition d’esprit ou bien selon les circonstances :