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à la politique, au droit, à la diplomatie, au commerce, à la finance. La vie de Guichardin nous donne outre cela l’occasion de constater le moment précis où la physionomie de la renaissance s’altère, se flétrit et laisse apparaître l’inévitable décadence. Le patriotisme local, après avoir produit des merveilles, a étouffé l’esprit public, et s’est éteint lui-même dans les dissensions des partis et au milieu de l’invasion étrangère ; l’esprit pratique, après avoir été un mobile de prospérité et de richesse, s’est enfermé dans l’unique souci des intérêts privés ; la liberté de la pensée est devenue scepticisme pur ; la passion du beau a fait place à la volupté et au sensualisme. Guichardin a été le contemporain, le témoin et, à certains égards, l’un des acteurs de cette transformation. Il a été si bien l’homme de son temps que nous verrons sa vie politique et morale se partager aussi en deux périodes très distinctes : exalté d’abord sans doute, élevé au-dessus de lui-même par la féconde agitation dont il ressentait les dernières influences, il n’a pas eu assez de force morale pour réagir ensuite contre la corruption et l’avilissement. Né avec assez de hauteur d’esprit pour prendre en main, quand il s’offrait à lui, un rôle généreux, il s’est fait, non sans de certains scrupules, le pur élève de Machiavel, et il n’est pas mort assez tôt pour éviter de mettre en pratique quelques-unes des plus fâcheuses maximes qu’il avait adoptées.


I.

On rencontre tout d’abord au tome X des Œuvres inédites, si l’on veut entendre Guichardin exposant lui-même son origine et sa jeunesse, une de ces intéressantes autobiographies dont l’usage, traditionnel en Italie, s’est perpétué dans le midi de la France. Tout père de famille tenait, comme on sait, à l’honneur d’inscrire exactement sur un registre à part les chiffres qui rendaient compte de l’état de sa fortune, de ses acquisitions, de ses gains et de ses pertes. Tel était le primitif objet de ces livres, qu’on appelait à cause de cela de raison, c’est-à-dire de finance[1] De tels documens, précieux assurément pour l’historien, ne fournissent toutefois de sûres données au moraliste qu’à la condition d’être marqués au coin d’une sincérité insouciante, à moins de l’être au coin d’une austère vertu. Le premier de ces deux cas était celui de Guichardin. Sa franchise au sujet de ses parens ou de lui-même paraît entière, grâce probablement à une certaine indifférence qui lui rend les aveux faciles. Nous y gagnons de voir se dérouler des caractères vrais, éclairant toute leur époque.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1873, notre étude sur les Livres de raison dans l’ancienne France.