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vait que bien juste pour les besoins de la place, et sur-le-champ, sans ordre, sans autorisation, M. Friant prenait sous sa responsabilité de s’adresser au commerce de Marseille, d’acheter des quantités considérables de riz, de café, de sucre, qu’il emmenait bravement avec lui, qui furent depuis bien précieuses pendant le siége. Ainsi marchaient les choses, l’expérience individuelle des hommes suppléant quelquefois spontanément à l’imprévoyance générale des organisateurs de la guerre ! Sur la fin de juillet, le major-général, se rendant à Strasbourg, convoquait tous les chefs de service, et, arrivant à l’intendant, il lui demandait où il en était. L’intendant, M. de Lavalette, répondait en exposant sa pénurie. À cette révélation, le maréchal Lebœuf entrait dans une violente colère et s’écriait : « Comment ! c’est à présent que vous venez me dire que vous n’avez pas ce qu’il vous faut ! » Or depuis deux ans le général Ducrot, qui commandait la division, et M. l’intendant de Lavalette ne cessaient de harceler le ministère, de lui signaler la nécessité d’approvisionner largement Strasbourg. Le général Ducrot, qui était une sentinelle des plus vigilantes aux bords du Rhin, importunait presque le gouvernement de ses préoccupations, de cette idée qu’il fallait se tenir prêt, organiser la défense de l’Alsace, et dans une lettre pleine de sagacité militaire, qui a été retrouvée récemment parmi les papiers du maréchal Bazaine, qui, je crois, n’a point vu le jour, il allait jusqu’à écrire : « J’ai une peur affreuse qu’une fois encore nous soyons surpris par les événemens, et Dieu sait ce qu’il en adviendrait. Cela pourrait être plus grave encore qu’en 1866 et 1867. » Ceci est du 6 mai 1868. Peu avant la guerre, au mois de mai 1870, l’intendant de Lavalette était venu à Paris pour renouveler ses instances au ministère ; on ne l’avait pas écouté, et il était parti peu satisfait, répétant : « Il est possible que nous nous exagérions la situation, le général Ducrot et moi ; mais il m’est pénible d’avoir à répondre aux personnes qui me questionneront à mon retour à Strasbourg que nous en sommes toujours au même point. » Et on se plaignait de n’avoir point été averti !

Des approvisionnemens généraux d’une certaine nature, il y en avait sans doute, il y avait de quoi équiper et habiller des hommes, et même le maréchal Lebœuf avait été émerveillé lorsque le jour de la déclaration de guerre on lui avait montré les états de tout ce qu’on avait ; il s’était plu à exprimer tout haut des sentimens d’admiration et de reconnaissance pour le maréchal Niel, qui avait préparé tout cela. Ces approvisionnemens qui avaient une importance relative assurément, qui faisaient, si l’on veut, que nous étions un peu plus prêts que nous n’avions été à d’autres époques où nous ne l’étions pas du tout, ces approvisionnemens restaient néanmoins encore bien au-dessous des nécessités d’une guerre comme celle