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cence relative, une fidélité presque conjugale. Les grâces de Soltykof, la beauté de Poniatovski, l’héroïsme des Orlof, l’originalité et le génie barbare de Potemkine, excusaient d’impériales faiblesses. Ses amans commandaient sa flotte à Tchesmé ou ses armées sur le Danube. Parmi ceux qu’elle admettait à ses faveurs, plusieurs méritèrent de partager sa gloire dans la postérité ; mais maintenant c’est le règne des officiers subalternes, des Serbes, des Cosaques. La retraite d’un favori commençait à être liquidée d’après des données certaines ; on savait d’avance combien d’âmes de paysans ou de liasses de papier-monnaie aideraient à le consoler. Les ambassadeurs étrangers égaient de détails scandaleux la gravité de leur correspondance diplomatique. Et parmi les déportemens de cette cour corrompue on voit errer comme une ombre attristée le fils de cette femme, l’héritier légitime de ce trône réduit à se chercher des amis parmi ceux qui décriaient sa mère, à applaudir, en haine d’Orlof, au choix d’un Vassiltchikof, à voir un Zoubof se mêler aux négociations pour le mariage de sa fille. Le grand-duc et sa digne compagne sont jalousement tenus au second plan, sans aucune influence sur les affaires. Les aménités dont Catherine sème sa correspondance ne doivent pas faire illusion : dans son fils, elle retrouvait son mari, plus qu’elle n’eût voulu ; en lui, elle craignait l’homme qui lui succéderait un jour tout naturellement et qui pourrait bien ne pas vouloir attendre ce jour ; peut-être, dans cette défiance contre un prétendant à son trône et contre le futur vengeur de Pierre III, son génie de souveraine, son patriotisme de Russe, devinait-elle l’héritier incapable qui compromettrait son œuvre et se perdrait lui-même. Par un nouveau conteste, toute son affection, toute sa sollicitude, étaient pour les enfans de ce fils si froidement traité. Elle faisait mieux que de s’abandonner à sa tendresse pour Alexandre et Constantin : elle veillait sérieusement, fermement à leur éducation ; elle était une admirable grand’mère. Toutes les contradictions se rencontrent à la fois pour faire de son foyer, de sa cour, l’étonnement de l’histoire. Comment se la représenter presque en même temps recevant les drapeaux conquis sur le Danube et en Finlande, réunissant à son empire la Pologne et le Caucase, créant des colonies, réformant les lois, et, au moment de fonder un institut pour les filles de la noblesse russe ou de composer un conte moral pour ses petits-fils, s’affichant à plaisir avec un officier illettré, dont sa faveur va faire un comte ? Il faudrait, comme on l’a dit, « la plume d’un Procope » pour peindre cette cour de bas-empire ; mais il faudrait le génie d’un historien de premier ordre pour raconter dignement ce grand règne.

Alfred Rambaud.