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le soir de ses noces, il fit lire à la reine le livre d’Esther et lui déclara qu’il entendait, comme Assuérus, être maître dans son palais. Plus tard, nous dit M. Geffroy, il faisait doctement l’application de l’Apocalypse aux événemens du siècle ; il voyait dans Napoléon « la bête » et dans les alliés, les « cavaliers fidèles et véritables. » Une fois revenue sur le compte de celui qu’elle avait voulu croire amoureux de sa petite-fille, et dont elle se déclarait elle-même presque amoureuse, Catherine II le vit avec plus de défauts qu’elle ne lui avait prêté gratuitement de qualités ; de son mépris perspicace, comme mère, comme souveraine, comme femme, elle perça à jour sa nullité. Elle prit bientôt en aversion tous les Suédois. La jalousie réciproque du roi et du régent faisait à leurs hôtes une situation impossible. Gustave était mécontent que la tsarine eût embrassé son oncle ; le duc prenait de l’ombrage dès qu’elle parlait bas à son neveu. Il donnait à entendre qu’il craignait même pour sa tête l’issue de l’affaire. Un rival, Fleming, précisément par ce qu’il avait de moins séduisant, faisait des progrès rapides auprès du roi : « ils ont de commun, disait Catherine, un grand fonds de mélancolie dont l’un ne sort jamais et l’autre fort rarement. » Leur suite, quoique bien aise d’être fêtée, montrait de la raideur et de la morgue, ils trouvaient toujours, sur tout ce qu’ils voyaient, quelque comparaison désobligeante à faire. Ils assuraient que la salle de Saint-George ressemblait à une certaine église de Stockholm, que le théâtre de l’Hermitage rappelait celui de Gripsholm. Catherine demandait à Budberg des renseignemens sur cette église et sur ce théâtre. Et Budberg, blessé, lui aussi, dans son amour-propre de Russe par l’outrecuidance des étrangers et le mépris qu’on a fait de sa grande-duchesse, trouve de l’esprit pour se moquer des Suédois. Le théâtre de Gripsholm est dans une prison : les colonnes sont toutes dédorées ; les bancs sont rongés des rats et des souris. Il n’y a pas d’église à Stockholm qui ressemble à « la belle salle de Saint-George. » Il décrit les fêtes ridicules qui doivent célébrer le retour du roi, les illuminations projetées pour lesquelles on ne trouve pas d’argent, les nymphes qui sortiront de la grotte de Zoroastre pour lui prédire un brillant avenir, les sylphides qui le régaleront de leurs danses, et dont l’une pourrait bien accoucher au milieu des chœurs, etc.

Tout ce badinage du digne ambassadeur ne put guérir la mortelle blessure qu’avait reçue l’orgueil de sa maîtresse. C’est peu de mois après l’humiliant échec de cette négociation que Catherine II tomba frappée d’apoplexie. Les succès de la république avaient été pour beaucoup dans les soucis qui attristèrent ses dernières années. Nous avons vu qu’elle avait peu d’affection pour la France monarchique ; la France révolutionnaire ne pouvait trouver grâce à ses yeux.