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l’avenir. Il avait donc fait paix et alliance avec elle. En revanche, son ancien ami Voronzof se tournait contre elle, et les Chouvalof, qui soutenaient à la cour le parti opposé à Bestouchef, tenaient la princesse sous la surveillance de l’un d’eux. Malgré toutes les précautions, elle trouva moyen de manifester ses sentimens sur la politique européenne. Ils varièrent plusieurs fois. En 1755, elle déclarait à l’ambassadeur anglais Williams que « dans sa conviction Frédéric II était l’ennemi naturel de la Russie et certainement le pire homme qui fût au monde. » Ce malheureux Frédéric avait donc toutes les femmes contre lui ! Catherine revint à la Prusse quand celle-ci se fut alliée à l’Angleterre, et se montra très dévouée alors à son ancien protecteur. On voit aussi par les rapports anglais que la grande-duchesse s’était laissé gagner aux funestes habitudes de cette cour, où tout le monde, princes, favoris, ministres, ouvrait la main à l’or étranger. Catherine avait l’âme trop haute pour se laisser corrompre ; mais il lui fallait les moyens d’acheter autour d’elle des alliés. Un jour, elle dit en confidence à l’ambassadeur Williams qu’elle pourrait faire beaucoup plus, si elle avait de l’argent, qu’ici rien ne se faisait sans cela, qu’elle était obligée de payer jusqu’aux femmes de l’impératrice ; elle finit en le priant de lui faire prêter par le roi d’Angleterre 20 000 ducats[1]. Pourtant ni elle ni Bestouchef ne purent empêcher Élisabeth de prendre parti contre Frédéric et l’Angleterre. 80 000 hommes sous Apraxine furent dirigés contre le trop spirituel roi de Prusse ; mais le général russe, fort peu militaire d’ailleurs, se livrait aux manœuvres les plus incompréhensibles. Il n’avançait que pour reculer ensuite, et, s’il remportait un succès, se repliait en bon ordre. Il fut rappelé : l’enquête sur sa conduite amena la disgrâce de Bestouchef, et Catherine fut compromise dans les papiers de tous deux. On trouva trois billets écrits par elle à Apraxine : première tentative d’embauchage militaire. Ils étaient en apparence fort insignifians ; mais dans cette cour on savait entendre à demi-mot. Son bijoutier Bernardi, son ancien maître d’écriture Adadourof, son confident Yélaguine, furent arrêtés. La grande-duchesse, contre laquelle on avait déjà tourné son mari, tomba ainsi dans la disgrâce de l’impératrice. On crut bien cette fois que, malgré ses deux enfans, elle allait être renvoyée en Allemagne. Elle prit hardiment l’offensive, fit venir le confesseur de l’impératrice, lui expliqua à sa manière et avec grande abondance de larmes toute la situation, et par lui obtint une entrevue avec Élisabeth. En présence de l’impératrice, tour à tour elle s’humilia ou fièrement se défendit. Elle offrit elle-même de repartir pour l’Allemagne. Elle était

  1. La Cour de Russie il y a cent ans, extrait des dépêches des ambassadeurs anglais et français. Leipzig et Paris, 1860.