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d’écriture. À cette époque, il y avait dans presque toutes les villes d’Allemagne des réfugiés de la révocation, et déjà nos philosophes entraient en relation avec toutes les cours. Ainsi à Zerbst chez ses parens, à Berlin chez Frédéric II, à Stettin, quartier-général de son père, partout elle retrouvait le milieu français. Sa mère savait notre langue : elle connaissait notre littérature, à laquelle Sophie ne tarda pas à prendre goût. Nous la verrons consoler ses ennuis de grande-duchesse par la lecture assidue de Mme  de Sévigné, de Voltaire, de Montesquieu, dont l’Esprit des lois lui paraît le « vrai bréviaire des souverains. » Sa correspondance avec l’ermite très mondain de Ferney, aussi bien que les documens tirés des archives, montrent avec quelle facilité et quelle originalité elle écrivait le français.

Quant à son caractère, elle nous apprend elle-même qu’elle était rieuse et enjouée. Cette vivacité juvénile n’excluait pas chez elle la réflexion, la dissimulation. Avec une mère encline à jalouser sa propre fille, avec un mari et une souveraine comme Pierre de Holstein et Élisabeth, Sophie dut apprendre de bonne heure à renfermer en elle ses sentimens. À peine arrivée à la cour, nous la voyons marcher avec une légèreté avisée et une aisance méticuleuse sur ce terrain brûlant. Avec le plus étonnant sang-froid, elle écoute les étranges confidences du grand-duc : elle impose silence à ses dégoûts pour rester maîtresse, sinon de son cœur, au moins de sa confiance. — Presque tous les grands parvenus de l’histoire ont cru à des présages qui auraient annoncé leur grandeur future : cette croyance en une sorte de prédestination a même été leur force dans les luttes d’une existence tourmentée. Un chanoine, dom Mengden, s’était pris d’amitié pour Sophie encore enfant ; un jour, raconte-t-elle dans un fragment de ses mémoires russes, « il dit à ma mère : — Sur le front de votre fille, je vois trois couronnes pour le moins. — Ma mère prit en riant la prédiction ; il lui déclara qu’elle ne devait pas douter un instant de l’avenir, puis, l’entraînant dans l’embrasure d’une fenêtre, il lui dit des choses qui la surprirent extrêmement, mais qu’il lui défendit de révéler. » Cette prudence innée, que les circonstances allaient encore développer, et en même temps cette heureuse hardiesse que lui donnait la confiance en son étoile, allaient être fort utiles à la future grande-duchesse.

La jeune Allemande n’était pas en Russie la bienvenue de tout le monde ; elle tombait au milieu d’intrigues passionnées et de partis silencieux, mais acharnés. L’impératrice avait donné toute sa confiance à Bestouchef-Rioumine, vice-chancelier de l’empire, d’une grande intelligence politique, mais d’une moralité douteuse. Comme il tenait pour la maison d’Autriche au moment où venait d’éclater la guerre de succession contre Marie-Thérèse, les ambassadeurs de