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À quelle somme peut se monter le préjudice que la fraude inflige à la caisse du ministère des finances et à celle de la préfecture de la Seine ? Il est impossible de répondre par un chiffre exact. 1 million, 1 500 000 francs, disent les plus modérés, — 10 ou 12 millions, disent les excessifs ; pour ma part, je ne sais. Il faut que ces fraudes sur les alcools soient bien considérables et bien multipliées pour que le conseil municipal ait voté 45 000 francs destinés à en favoriser la répression. J’ai fait avec les agens du contrôle une petite expédition dont le résultat pourra peut-être permettre d’arriver à un chiffre approximatif raisonnable. Un jour du mois de décembre 1873, un commissaire de police, le sous-inspecteur du contrôle, un agent et moi, nous partîmes de l’administration et nous prîmes route vers un des anciens boulevards extérieurs de Paris. Nous pénétrâmes dans une grande cour cantonnée sur quatre côtés par des bâtisses légères, composées de tous les matériaux imaginables provenant de démolitions. Dans un coin, un vaste hangar en planches surmonté d’un tuyau sans fumée ; fenêtres d’atelier très haut placées et que l’on ne pouvait atteindre, porte close ; de l’intérieur, nul bruit perceptible, l’agent se retourna vers le commissaire de police et lui fit un clignement d’yeux qui signifiait : c’est là ! On frappa deux petits coups à la porte, qui s’ouvrit ; à peine fut-elle entrebâillée que l’agent, — un finaud émérite, — y glissa son pied pour qu’il fût impossible de la refermer. On entra ; le sous-inspecteur nomma le commissaire et dit : « Eh bien, nous distillons donc clandestinement de l’alcool ? » L’ouvrier auquel on s’adressait, un colosse qui avait l’air d’un tambour-major en retraite et qui n’était qu’un ancien garçon boulanger, répondit : « Moi, je ne sais pas, je fais ce que mon patron me dit de faire. »

C’était complet : deux fourneaux allumés, deux alambics en beau cuivre rouge, appareil pour brûler la fumée, afin qu’on ne la vît pas, — branchement sur l’égout pour l’écoulement de l’eau, — des fûts pleins de mélasse et des touries d’acide d’un côté, de l’autre des tonneaux remplis d’excellent alcool à 49 degrés (la mélasse contient 20 pour 100 d’alcool, il suffit de la mettre en fermentation et de distiller pour obtenir de très bons produits). Nous n’étions pas entrés que nous étions rejoints par six employés du contrôle, qui sortirent je ne sais d’où. On demanda le patron, il était absent ; on demanda le propriétaire, il n’y était pas. Sa femme vint à sa place, une petite femme rousse qui se mit à braire si fort que l’on n’en put rien tirer. On vérifia la contenance des barriques, puis un agent, ayant pris quelques seaux d’eau, les jeta sur la houille ardente, l’éteignit et se mit à démonter les appareils. Il connaissait son métier, celui-là ; en une heure, il avait méthodiquement déboulonné