Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/511

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous fait ? Si elle m’a donné de mauvais conseils, trouves-tu que je les aie suivis ?

— Ah ! pardonne-moi, m’écriai-je en retombant à ses pieds. Ta loyauté est au-dessus de tout, je le vois bien, et je suis lâche quand j’en doute !

— Tu crois donc en moi ? dit-elle en mettant ses petites mains dans les miennes. Enfin, mon Dieu, soyez béni ! Oh ! que je suis heureuse !

— Je vous en fais mon compliment, señora ! — dit une voix sèche et glaciale qui partait du fond de l’appartement et qui se rapprochait en parlant. Nous vîmes se dessiner, dans le rayon de lune qui se projetait entre nous et la porte, la pâle silhouette de sir Richard Brudnel.

Je fis un mouvement pour dégager mes mains de celles de Manoela ; elle les raidit de toute sa force. — Non ! s’écria-t-elle, reste ainsi pour qu’il voie bien comme nous nous aimons ! Est-ce que je voudrais le tromper ? — Mais comme sir Richard, tournant le dos brusquement, se disposait à sortir, elle me lâcha, courut à lui et le retint. — Mon ami, mon père, lui dit-elle, pardonnez-moi d’avoir donné mon cœur sans vous consulter ; mais bénissez mon amour, qui est toujours digne de votre protection.

— Toujours digne,… reprit Brudnel d’une voix altérée, signifie que votre honneur a tenu à peu de chose, au hasard de mon intervention. Ce n’est pas la première fois que le hasard seul vous protège, Manoela. Mettez-vous donc sous la protection de ce dieu-là, la mienne ne suffirait pas.

C’était la première fois que j’entendais sir Richard dire une parole dure. — Nous sommes perdus, pensai-je, il l’aimait. — Manoela fit la même réflexion, car elle baissa la tête, et resta interdite.

J’étais résolu, quoi qu’il arrivât, à ne pas la laisser outrager. Je me contenais pourtant. Je voulais tout savoir, j’avais repris l’empire de moi-même, j’attendais une explosion ; mais déjà sir Richard avait recouvré également son sang-froid. Il m’adressa la parole comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé. — Je vous demande pardon, me dit-il avec politesse, de m’être oublié jusqu’à gronder cette enfant devant vous. Nous aurons à parler d’elle ensemble ; pour le moment, je me retire, je suis fatigué. Je croyais vous faire plaisir en accourant vers vous, la froideur de votre accueil me prouve que, pour vous du moins, docteur, je suis de trop. Je ne m’en fâche pas. Je sais qu’en de certaines circonstances les meilleurs amis sont importuns. Oh ! mon Dieu ! je ne me fâche de rien. Je blâme la précipitation, l’absence de confiance, voilà tout ; mais