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— C’est qu’il ne l’épousera pas ; il ne l’épousera jamais.

— Il ne l’a donc pas réellement promis ?

— Pas si réellement que Manoela se l’imagine. En tout cas, il a promis malgré lui, dans des momens de tendresse et de pitié. Au fond, il n’est pas amoureux de Manoela, il ne l’a jamais été. Il a bien été quelquefois ému auprès d’elle dans les commencemens, elle était si jolie et elle l’aimait tant ! Mais ces Anglais ! cela vous a une tête de fer. Il s’était juré, en la sauvant de son père, de ne pas l’aimer trop ; il s’est tenu parole. Il est arrivé pourtant une chose qu’il n’avait pas prévue, c’est qu’elle lui serait si fidèle et si dévouée qu’il s’habituerait à ses soins, à son charmant caractère, et qu’il ne pourrait plus se passer de son amitié ; mais son amour, il le craint, il le fuit et il voudrait pouvoir l’éteindre en soufflant dessus. Le mariage lui ferait une obligation d’y répondre. Eh bien ! pour une fille qui a attendu si longtemps, un homme de l’âge de M. Brudnel, habitué d’ailleurs à la regarder comme sa fille… Non, il croira commettre un inceste, et puis une autre raison encore ! s’il fait accepter à sa sœur le remboursement que vous savez, il sera peut-être gêné, et avec une femme qu’il a habituée à être sultane, c’est-à-dire à n’être que dépense et non-valeur dans un ménage… Vous voyez, voilà bien des raisons. D’ailleurs, qu’il épouse ou n’épouse pas, jamais il ne consentira à ce que Manoela soit libre d’aller et venir comme les autres femmes. Il n’a pas confiance en elle ; il croit qu’elle ne doit sa vertu qu’à l’isolement où il la tient. Il croit qu’elle a la tête faible, le cœur facile, les sens…

— Et peut-être ne se trompe-t-il pas ?

— Il ne se trompe pas, si elle doit être la femme d’un vieillard. Autrement il se trompe. Manoela est plus forte et plus digne qu’il ne pense !

— C’est possible, mais tout cela ne me regarde pas. M. Brudnel ne m’ayant pas fait de confidences, je n’ai pas le droit de conseil, et vous eussiez pu m’épargner des révélations que la délicatesse m’oblige à lui communiquer, s’il me questionne.

— Dites-lui tout ! s’écria la Dolorès. Si je l’avais osé, il y a longtemps que je lui aurais parlé comme je vous parle, car, je le vois bien, il faut que le sort de Manoela soit changé ou qu’elle meure.

Là-dessus Dolorès fit une sortie dramatique, et je restai fort embarrassé de mon rôle. Il était des plus délicats et compliqué d’un intérêt personnel que je ne pouvais plus me dissimuler. La Dolorès, avec un cynisme caché sous son emphase naturelle, avait mis le doigt sur la plaie du futur ménage. La fiancée avait trop attendu pour ne point arriver à explosion, le fiancé avait trop dompté les dangers de l’intimité pour retrouver la passion nécessaire à une union aussi disproportionnée.