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qu’il émet. Les noms même dont l’auteur les a baptisés, noms un peu bizarres, il faut l’avouer, servent à faire ressortir leurs caractères et les font apparaître devant le lecteur tels que l’auteur a voulu les présenter, sans qu’il soit possible de se tromper sur leur rôle. Rabboni, c’est-à-dire le maître, mélange d’ecclésiastique et de vieil artiste revenu de la gloire, représente l’autorité dans ce cénacle qu’il préside comme une sorte de saint Pierre à la fois austère et paternel. Si Rabboni est le saint Pierre de ce cénacle, Maelstrom, le voyageur, représentant de l’expérience qui s’acquiert par une vie studieuse et errante, en est le saint Paul, et le poète Lucio en est le saint Jean comme représentant de l’enthousiasme, et à un meilleur titre encore, à titre d’apôtre bien-aimé, car c’est à lui qu’Eltha consacre toute la part de tendresse que la préoccupation des choses éternelles la laisse libre d’accorder aux choses de la terre. En toute bonne pièce, il faut qu’il y ait un personnage sacrifié ; la victime est ici Malesch, le représentant de la critique et du scepticisme, qui est au milieu de ces éloquens apôtres comme un saint Thomas, ou pis encore, comme un Élymas ou un Simon le Magicien chargé de recevoir les réprimandes des croyans imperturbables. Malesch est le point de mire de tout sarcasme amical, de toute ironie joyeuse ; Eltha elle-même, qui est une fille pour Rabboni, une sœur pour Lucio et une amie pour Maelstrom, est presque une gouvernante pour Malesch ; elle le tance, elle l’avertit, elle le morigène, et, tandis qu’elle prodigue aux autres la myrrhe et l’encens de son admiration, les parfums qu’elle lui présente ne sont jamais sans cette once d’amertume dont parle l’Écriture. Eh bien ! je demanderai à l’auteur la permission de prendre parti pour Malesch, car, de tous ses personnages, c’est celui que je préfère de beaucoup. Si ce n’est pas le plus éloquent de ses interlocuteurs, c’est certainement le plus ingénieux et celui qui pense réellement le plus. Que lui reproche-t-on ? Son pessimisme ? mais c’est un droit qu’il a payé de son expérience. Il a trouvé la vie douloureuse et il le dit nettement ; j’imagine que ses confrères en avouent tout autant et n’ont pas envie de le contredire sur ce point. Son scepticisme ? mais c’est une attitude d’âme qui prouve son honnêteté, le doute étant, comme le dit Montaigne, un bon oreiller pour une tête bien faite. On lui reproche encore un penchant trop prononcé pour la plus innocente des sensualités, la cuisine bien apprêtée. Voilà un reproche qui ne peut venir que de fort mauvais logiciens. Prétendrait-on par hasard qu’il la préférât mal apprêtée ? Rien d’ailleurs n’est mieux fait pour prouver la candeur et la droiture de Malesch que ce goût pour la cuisine apprêtée selon les règles du sens commun ; de toutes les sensualités, c’est la seule que puisse avouer un homme de bien, car c’est la seule qui soit inoffensive et qui n’engendre pas de remords. Jamais canard rôti à point ne causa dommage au prochain, et personne ne s’est encore repenti, je crois, d’un beefsteak préparé avec soin.