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Les tailles, très inégalement réparties entre les généralités et les anciens pays d’état, ne donnaient dans certaines provinces qu’un revenu insignifiant, tandis que dans d’autres, dans le Limousin par exemple, elles s’élevaient à la moitié du produit des terres. Colbert rétablit l’équilibre entre les diverses circonscriptions administratives du royaume, autant du moins que le permettait le système de l’autonomie provinciale en vigueur depuis des siècles, et, en se rapprochant ainsi du droit commun, il rendit la vie à des contrées stérilisées par les excès du fisc. La taille portait principalement sur les travailleurs des campagnes, auxquels elle enlevait une forte part du capital d’exploitation. Colbert la fit descendre peu à peu de 55 millions à 33, et il laissa aux mains de l’agriculture une somme de 22 millions. Les agens du fisc révoltaient et ruinaient les contribuables par leur dureté et l’arbitraire de la perception. Colbert fit cesser les violences ; il autorisa le dégrèvement pour cause de ressources insuffisantes, et accorda des primes aux collecteurs et aux commis qui faisaient le moins de poursuites. En même temps qu’il retranchait 22 millions sur l’impôt personnel ou foncier payé par les paysans et le menu peuple des villes, il augmentait, sans exagérer les tarifs, les taxes de consommation payées par tout le monde, y compris les privilégiés ; le produit de ces taxes s’accrut avec l’aisance des populations, dont elles ont dans tous les temps donné la mesure, et de 1 500 000 livres, qu’elles rapportaient en 1661, elles montèrent rapidement à 21 millions.

Colbert avait travaillé vingt-deux ans à la gloire et à la prospérité du royaume, et cependant il ne put échapper à cette fatalité de la disgrâce, qui semble dans notre histoire poursuivre les grands hommes. Une dépense misérable, celle de la grille de Versailles, souleva contre lui la colère du prince à qui Fontanges avait coûté 10 millions. « Il y a de la friponnerie là dedans ! » s’écria Louis XIV en recevant la note des frais. Cette brutale apostrophe frappa Colbert comme d’un coup de foudre ; il en mourut en répétant ces tristes paroles : « si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme, je serais sauvé deux fois. » Cette mort, qui ajoutait un si grand nom au martyrologe des ingratitudes royales, ouvrit de nouveau l’abîme du déficit, et marqua le point d’arrêt de la fortune du grand roi. Des hommes médiocres, instrumens dociles des volontés d’un maître que la flatterie « déifiait, ainsi que le dit Saint-Simon, jusqu’au sein même du christianisme, » Barbezieux, Le Pelletier, Pontchartrain, Chamillart, succèdent à Colbert. Il ne s’agit plus pour eux d’éteindre la dette, d’équilibrer le budget, de soulager le peuple ; ils ne veulent que servir les passions glorieuses du roi ou les égaremens de sa politique, et les servir à tout prix et par tous les moyens.