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bourse bien garnie, s’étudiait à les laisser mourir de faim. Il n’y réussit que trop : 48 seulement atteignirent l’Amérique, tous les autres, c’est-à-dire 108, moururent à bord et furent jetés à la mer. Plus d’un en s’endormant ne se réveilla plus, et fut trouvé le matin dans son lit, raide et glacé, rongé par les rats. Le voyage dura vingt-cinq semaines. Jungmann y perdit sa mère et trois de ses frères et sœurs. En vue des côtes, les passagers se révoltèrent, débarquèrent le capitaine à Rhode-Island, et descendirent eux-mêmes à terre. Ils étaient dans un tel état d’affaiblissement qu’ils ne pouvaient se tenir debout, marchaient comme les bêtes, et firent pitié aux Indiens. Le 16 mai 1732, le peu qui restait de ces pauvres émigrans arriva enfin à Philadelphie : il y avait plus d’un an qu’ils étaient en route ! Il ne faudrait pas trop s’étonner au récit de ces aventures, qui n’étaient encore que trop fréquentes il y a une cinquantaine d’années ; aujourd’hui même ne relêve-t-on pas quelques faits de cette espèce, non-seulement dans le transport des coulies chinois ou hindous, mais encore dans celui des émigrans européens ? Heureusement que la loi a maintenant pourvu à une sévère répression de ces indignités[1].

Dès 1819, le congrès fédéral, par l’adoption de la loi dite Passenger Act, décidait que chaque navire ne pourrait transporter

  1. Le 19 décembre 1868, le trois-mâts James Foster junior, du port de 1 400 tonneaux, quittait Liverpool avec 146 émigrans, et n’arrivait à New-York que le 8 mars 1869, après soixante-dix-huit jours de traversée, quand les plus mauvais voyages d’hiver à la voile ne durent pas en moyenne plus de quarante-cinq jours. Les passagers ne tardèrent pas à être mis à la ration, et non-seulement on leur mesura parcimonieusement l’eau et les vivres, mais ceux-ci étaient gâtés et celle-là salée. Quatre passagers et douze matelots moururent en mer du typhus ou de mauvais traitemens. Le capitaine avait laissé la conduite du navire au maître d’équipage, et celui-ci forçait les émigrans à travailler comme les matelots, dont la plupart voyaient d’ailleurs la mer pour la première fois, et il accablait de coups ceux qui refusaient d’obéir. On avait embarqué à bord un soi-disant médecin qui se bornait pour tout traitement à purger les malades avec de l’huile de ricin, et qui, ayant eu à amputer le doigt d’un passager, lui tailla la phalange avec un tranchet de cordonnier, ce dont le pauvre opéré mourut. En débarquant, 102 des émigrans durent être conduits à l’hôpital. Le capitaine et un des lieutenans moururent dès l’arrivée du typhus, que leur coupable négligence avait laissé naître à bord. Le quartier-maître et les deux autres lieutenans comparurent devant la cour de district de l’état de New-York, et furent respectivement condamnés à plusieurs années de prison. Un an auparavant, le voyage du Leibniz, parti d’Hambourg avec 544 passagers, et qui en perdit 108 en mer, s’était accompli dans des conditions encore plus tristes. Le navire mit soixante-dix jours à faire sa traversée, et la plume se refuse à décrire les souffrances et les vexations de tout genre que les pauvres émigrans eurent à supporter en route. — Si nous ne cherchions qu’à émouvoir, nous pourrions également raconter ici le désastreux passage du navire General Wayne, en 1805, et le déplorable exode des émigrans irlandais, chassés de leur pays par la famine de 1847. Plus de 12 000 d’entre eux laissèrent leurs os à l’île Grosse sur le Saint-Laurent, où l’on avait établi la quarantaine, à 30 milles en aval de Québec, et 5 000 furent portés comme « inconnus, » sans nom, sur le registre des décès.