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spontanément, furent plus heureux, entre autres ces Écossais qui sous la conduite du capitaine Campbell s’établirent sur le haut de l’Hudson, près du lac George (1740), et ces Allemands qui les premiers, vers la même époque, défrichèrent la vallée de Mohawk, entre l’Hudson et le lac Ontario.

Philadelphie l’emportait alors sur New-York, et la Pensylvanie avec ses quakers, dont la philanthropie avait séduit les Indiens eux-mêmes, attirait de préférence les colons. En ce temps-là, les immigrans étaient pour la plupart si pauvres, si dénués de toute ressource, qu’ils étaient obligés de se vendre à l’arrivée pour payer leur passage et les avances qu’on leur avait faites. Ils subissaient ainsi une sorte d’esclavage temporaire, et cet état de choses fut admis par la nouvelle république quand elle eut secoué le joug de l’Angleterre et proclamé son indépendance (1776). À l’arrivée de chaque navire, il s’établissait une sorte de marché public à bord, les capitaines et les armateurs réalisaient de gros bénéfices sur ce trafic de chair humaine. On se vendait pour un temps limité, mais toujours pour plusieurs années, par couples, par familles, comme ouvriers, comme domestiques. Les jeunes valaient naturellement plus que les vieux, et souvent les enfans forts et valides se vendaient seuls pour éviter le même sort à leurs parens. Si une famille avait perdu en mer un de ses membres, elle devait payer pour lui, et le temps de son engagement était doublé. Quelquefois les parens n’avaient pas honte de vendre eux-mêmes leurs enfans pour échapper à la servitude ; presque toujours du reste les membres d’une même famille, de gré ou de force, se trouvaient pour jamais séparés.

Dans ces sortes de foires, les cultivateurs robustes, les artisans habiles étaient surtout demandés ; les gens de professicuis libérales trouvaient peu de débouchés. Le voyageur allemand von Bülow raconte qu’en 1791 il vit un officier russe rester plus d’une semaine à bord du navire qui l’avait amené sans qu’il se présentât un acheteur. Le capitaine consentit à la fin à perdre sur ce colis invendable 50 pour 100 du prix fixé, et l’envoya sur le rivage pour qu’on l’examinât. L’officier parla aux chalands dans un anglais de fantaisie de l’exercice à la baïonnette, qu’il avait fort pratiqué, disait-il, contre les Turcs et les Polonais. Il ne connaissait que cela, et ne put pas plus qu’avant trouver d’acquéreur. Le capitaine et le consignataire, de guerre lasse, le laissèrent libre sous promesse qu’il paierait son passage au bout de six mois. Il se flattait de s’établir maître d’école, et le fut en réalité. « Ce qu’il enseigna aux filles et aux garçons qui vinrent chez lui, je ne saurais trop le dire, écrit von Bülow, à moins que ce ne fût l’exercice à la baïonnette[1]. »

  1. Immigration and the commissioners of emigration, by Friedrich Kapp, New-York 1870.