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la rupture de l’existence nationale a été plus profonde. À la réforme de Pierre le Grand remontent un grand nombre des oppositions qui, en Russie, nous ont fait ériger le contraste en loi. Les institutions et les mœurs, les idées et les faits, ont peine à se mettre d’accord. Dans la nation et dans l’individu, il y a des dissonances de toute sorte. Le Russe se trouve divisé avec lui-même ; il se sent pour ainsi dire double ; l’harmonie des conditions de la vie a été détruite.

N’étant plus elle-même et ne se sentant pas encore européenne, la Russie est comme suspendue entre deux rives. Le principe de son mal est clair ; pour sortir de cette dualité d’où lui viennent ses souffrances, doit-elle se jeter tout entière d’un côté, se précipiter en avant vers l’Occident ou rétrograder résolument vers la vieille Moscovie ? Faut-il s’enfoncer dans l’imitation, bannir tout ce qui n’est point européen et se faire entièrement pareil aux peuples de l’Occident, ou bien doit-on rejeter toute importation étrangère, se circonscrire en soi-même, revenir à ce qui est national, glorifier tout ce qui est russe ? Les deux points de vue ont chacun leurs partisans : tous deux ont leur raison d’être, et tous deux dans leur exclusivisme sont également impraticables. La Russie est physiquement et moralement trop voisine de l’Europe, elle s’en est depuis deux siècles trop rapprochée pour s’en pouvoir séparer. Elle est européenne, en même temps elle est russe ; la nature et l’éducation historique lui ont donné vis-à-vis des peuples de l’Occident des dissemblances qu’un ou deux siècles ne peuvent effacer. Le problème de son avenir est dans la conciliation de ces deux termes : Europe et Russie, civilisation et nationalité. L’un et l’autre lui sont indispensables, et pour aucun des deux elle ne doit avoir ni superstition ni fétichisme. Il est de la réforme de Pierre le Grand comme de notre révolution française : on en peut regretter la violente explosion ; l’une et l’autre n’en demeurent pas moins la base nécessaire du développement national du peuple qu’elles ont renouvelé. Il est aisé d’en montrer les souffrances, les illusions, les contradictions : peu importe, il n’y a pas à revenir en arrière, et quelques reproches que nous leur puissions adresser, l’ordre sorti d’elles est préférable à celui qu’elles ont détruit. Il n’est pas certain qu’avec Pierre Ier la Russie ait marché plus vite que sans la venue du grand empereur : il l’est encore moins que sans lui elle ait été plus vite qu’avec lui. La tâche de la Russie vis-à-vis de la réforme du tsar est celle de la France vis-à-vis de la révolution : il n’y a point à se plaindre et à regretter, il n’y a qu’à continuer l’œuvre en la modérant et en la corrigeant, mais aussi en l’affermissant et en la complétant sans découragement comme sans précipitation.

Ce que la raison conseille à la Russie, sa propre impulsion le lui