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sur le caractère des deux peuples, un joug en apparence identique a eu les conséquences les plus opposées. L’Espagnol, assujetti et jamais soumis, qui pour chasser l’infidèle n’eut recours qu’à l’épéc, garda de l’invasion des Maures une fierté outrée, un orgueil national exclusif, une raideur dédaigneuse de l’étranger. Le Russe, contraint de rendre les armes, obligé de mettre tout son secours dans la patience et la souplesse, a gardé du joug tatar un caractère moral souvent moins digne, mais dont, pour le progrès de sa patrie, les défauts mêmes sont moins redoutables que les qualités espagnoles. L’oppression de l’homme ajoutée à l’oppression du climat creusa plus profondément certains des traits déjà marqués par la nature dans l’âme du Grand-Russe. La nature l’inclinait à la soumission, à la tristesse, à la résignation : l’histoire confirma ces penchans. Comme le climat, l’histoire aussi l’endurcissait ; comme lui, elle le portait au sentiment religieux, au fatalisme, à la superstition.

Un des principaux effets de la domination tatare et de toute l’histoire russe, c’est l’importance donnée au culte national. Par là, la Russie rappelle de nouveau l’Espagne. Le malheur ouvre à la foi l’âme des peuples comme le cœur de l’individu, la religion puise une vigueur nouvelle dans les calamités publiques. Plus le mal est inattendu, et plus l’esprit, dans son trouble, est enclin à l’attribuer à la colère divine. Dans notre France sceptique, après les désastres de l’invasion, nous avons vu les croyances religieuses bruyamment réveillées par ce double besoin de comprendre l’inexplicable et d’espérer contre tout espoir. Une telle impulsion était bien plus profonde dans un siècle comme le XIIIe, en un pays comme la Russie. De tous côtés surgissaient les prophéties et les apparitions, chaque ville avait son image miraculeuse qui arrêtait l’ennemi. Au milieu de la pauvreté universelle, les richesses avec les offrandes affluaient aux églises : les icônes sacrées s’entouraient de ces splendides parures qui étonnent le voyageur. Les hommes se pressaient dans les monastères, dont les murailles crénelées étaient le seul asile de la paix du corps comme de celle de l’âme. La politique des Tatars tournait au profit de la religion ou du clergé. Désireux de ménager le culte des vaincus, les khans s’en faisaient presque les protecteurs. Par eux, les biens des églises furent dégrévés d’impôts, et, comme les grands-princes, les métropolitains reçurent de la Horde la confirmation de leur dignité.

Le joug d’un ennemi étranger au christianisme fortifiait l’attachement au culte chrétien. Religion et patrie ne faisaient qu’un ; la foi tenait lieu de nationalité et la conservait. Déjà s’établissait l’opinion qui lie encore la qualité de Russe à la profession de l’orthodoxie grecque et fait de celle-ci le principal garant du patrio-