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tars campés dans les steppes du sud-est cherchaient dans les régions plus européennes des tributaires plutôt que des sujets. Les kniazes reçurent leurs principautés en fief des Mongols ; ils durent avoir auprès d’eux une sorte de résidens tatars, des baskaks chargés de faire le recensement et de lever l’impôt. Obligés d’aller à la Horde, au cœur de l’Asie, recevoir leur investiture des héritiers de Ginghiz, ils finirent par devenir les vassaux d’un vassal du grand-khan. À ce prix, la Russie garda sa religion et ses dynasties, et grâce à elles sa nationalité. Jamais peuple ne fut mis à une telle école de patience et d’abjection. Saint Alexandre Nefsky, le saint Louis des Russes, est le type des princes de cette époque, où l’héroïsme se devait plier à la bassesse. Vainqueur des Suédois et des chevaliers allemands de la Baltique, qui, au lieu de la secourir, disputaient à la Russie quelques lambeaux de territoire, Alexandre Nefsky dut, pour protéger son peuple, se faire petit devant les Tatars. Vis-à-vis d’eux, les princes russes n’avaient d’autres armes que la prière, les présens et l’intrigue. Ils en usaient largement pour le maintien ou l’agrandissement de leur puissance, s’accusant et se calomniant les uns les autres auprès des maîtres étrangers. Sous cette avilissante domination, les germes de culture déposés dans les anciennes principautés se flétrirent. Seul, le nord-ouest, le pays de Novgorod et de Pskof, mis par l’éloignement à l’abri de l’invasion, put, sous une sujétion nominale, mener une vie libre et européenne. Dans le reste de la Russie, l’insécurité de la vie et de la propriété faisait régner la misère et l’ignorance. Les compétitions des kniazes avaient recommencé, et leurs guerres civiles, souvent excitées par le Tatar, alternaient avec ses razzias.

Les suites morales comme les conséquences économiques du joug n’étaient pas moins funestes. Pour les peuples, comme pour les individus, l’esclavage est malsain : il leur courbe l’âme si profondément que, même après l’affranchissement, il leur faut des siècles pour se redresser. Toutes les nations, toutes les races opprimées s’en ressentent : la servitude engendre la servilité, l’abaissement la bassesse. La ruse prend la place de la force devenue inutile, et la finesse, étant la qualité la plus exercée, devient la plus générale. Le joug tatar développa chez les Russes des défauts et des facultés dont leurs rapports avec Byzance leur avaient déjà apporté le germe, et qui, tempérés par le temps, ont depuis contribué à leurs talens diplomatiques. L’isolement aux deux extrémités de l’Europe et la domination musulmane qui en fut la conséquence ont, à bien des égards, fait à l’Espagne et à la Russie des destinées comparables. Entre le développement politique et religieux de ces deux pays si divers, cette double analogie a créé de singulières ressemblances ;