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passait à la Grande-Russie. Le centre de l’état s’établissait dans un pays plus éloigné de l’Europe et plus différent d’elle, chez un peuple plus mêlé, plus étranger à toute influence germanique ou byzantine. Les coutumes occidentales, qui, dans la Russie du Dniéper, n’avaient déjà que de faibles racines, n’eurent pas le temps de prendre dans ce sol ingrat. Là moins encore d’élémens européens, moins d’aristocratie ou de féodalité, moins de droits politiques de l’individu, des corporations ou des cités ; un pays tout patriarcal, presque tout rural, où la base et le type de l’ordre social sont la cour ou la maison, le dvor, avec le chef de famille à sa tête. Déjà si loin de nous, ce peuple allait en être encore éloigné par la domination séculaire des tribus les plus étrangères à l’Europe.

II.

L’invasion des Mongols et des Tatars coupa au commencement du xiiie siècle le fil des destinées de la Russie. Les conséquences de ce terrible événement lui furent particulières, les causes ne l’étaient point. Cette catastrophe, en apparence isolée, ne fut qu’un incident de la grande lutte de l’Europe et de l’Asie, dont les croisades formèrent le principal épisode. Dans ce choc entre deux mondes, la même cause était en jeu des steppes russes aux sierras espagnoles, et des bords du Tage à ceux du Volga c’était le même champ de bataille. Vis-à-vis de l’immense armée convergente qui par l’Asie et l’Afrique formait comme un gigantesque croissant prêt à envelopper l’Europe par ses extrémités, la Russie défendait l’aile gauche de la chrétienté comme l’Espagne l’aile droite, pendant que, par une offensive hardie, la France et l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne, assaillaient dans les croisades le centre de l’ennemi. La Russie avait dans ses déserts du sud, en face des Petchénègues, des Koumans et des autres nomades de race turque, soutenu cette lutte contre l’Asie longtemps avant la grande invasion du xiiie siècle. Restée à l’écart de nos croisades, elle avait eu, comme l’Espagne, sa croisade particulière, séculaire. Placée au poste le plus périlleux, dans le voisinage du plus vaste réservoir de barbares, abandonnée de l’Europe, dont elle couvrait la frontière, la Russie devait succomber. Les princes russes, réunis contre les armées de Ginghiz-Khan, avaient vaillamment soutenu le premier choc sur la Kalka, dans le voisinage de l’Azof. Une seconde invasion ne rencontra de résistance que derrière les murs des villes. Les deux capitales Vladimir et Kief, et avec elles la plupart des cités, furent prises d’assaut. Il sembla que la nation russe allait disparaître et que ces immenses plaines qui prolongent l’Asie allaient définitivement devenir asiatiques. Les Ta-