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pas une jeune fille mormonne qui, voyant de près les devoirs et les joies que la société chrétienne impose et accorde aux femmes, ne soit tentée d’aller chercher dans son sein le respect avec l’indépendance. Elles ont vu souffrir leurs mères, elles sont dégoûtées de bonne heure par les professions de foi libertines des jeunes saints dépravés tout enfans, elles aspirent à devenir la compagne d’un homme au lieu de rester sa servante avilie. Du moins les esclaves du polygame d’Orient sont-elles aveuglées sur leur sort misérable par le plaisir de la parure, par les délices d’une oisiveté fastueuse, par l’ignorance de priviléges qu’elles ne peuvent envier, ne les connaissant pas. Moins heureuses, les mormonnes voient autour d’elles ce qui leur est refusé, elles en comprennent la valeur, plusieurs même vont jusqu’à sentir qu’après avoir été le principal attrait du mormonisme entre les mains d’imposteurs habiles à exploiter les passions humaines, elles peuvent par leur influence contribuer puissamment à sa ruine, déjà commencée. Aussi le harem mormon disparaîtra-t-il sans aucun doute avant le harem musulman, qui a sur lui l’avantage de la logique, car toutes les vertus sont supposées absentes, et la beauté y est gardée sous verrous. Jusque-là on pourra entreprendre la défense de l’un ou de l’autre en évoquant certaines exigences sociales, surabondance et précocité des femmes dans les climats ardens pour les Turcs, nécessité de hâter l’accroissement d’une société nouvelle pour les mormons ; mais ce qu’on ne pourra plus répéter avec plusieurs voyageurs lorsqu’on aura lu l’éloquent exposé de Mme Stenhouse, c’est que la polygamie ait en Utah la sanction des femmes, qu’elle leur inspire même un enthousiasme suffisant « pour leur faire préférer les joies du harem à celles de l’amour et de la liberté. » Ce qu’on ne pourra plus soutenir avec lady Wortley Montagu, après avoir entendu Mme Kibrizli-Méhémet-Pacha, c’est que l’islamisme fasse un sort honorable et délicieux à la plus belle moitié du genre humain. Que les législateurs se servent de la polygamie comme d’un instrument précieux, que les hommes sensuels dont elle flatte la perversité l’affublent de prétendues consécrations célestes, que l’on évoque la Bible pour justifier le Koran et la révélation de Joseph Smith, soit ! Il n’en est pas moins vrai que la femme refuse partout son suffrage au dogme polygame. En Orient comme en Amérique, la femme, qu’elle se borne à sentir ou qu’elle se pique de raisonner, est victime de cette loi ; son autorité manque à l’organisation de la famille, sans laquelle il n’est pas de religion ni d’empire. Voilà ce qui ressort clairement des analogies et des contrastes de deux livres écrits sous des inspirations très différentes, mais qui peuvent servir de bases à un même plaidoyer.

Th. Bentzon.