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troisième : aussi le mari préfère-t-il, dans l’intérêt de son propre repos, que ses femmes se haïssent ; mais alors la haine de la mère passe aux enfans, ce qui fait des frères et sœurs autant d’ennemis. Le père ne peut avoir grande influence sur ces derniers, puisqu’il ne vit pas au milieu d’eux ; il n’a pas de foyer proprement dit, étant chez chacune de ses femmes comme à l’hôtel.

Mme Stenhouse était arrivée à Salt-Lake-City un peu avant la saison des bals qui donnent aux mormons tant de ridicules. L’homme le plus vieux se croit le droit de danser et de faire la cour aux jeunes filles, eût-il déjà une douzaine de femmes. Brigham n’a-t-il pas dit que tous les frères étaient des jeunes gens jusqu’à la centième année ? Les épouses font donc tapisserie (sit as wall flowers) le long des murs, tandis que leur mari se laisse prendre sous leurs yeux aux coquetteries d’une fillette pour laquelle il exige que sa famille soit aimable. Ce fut dans un bal que le président Heber G. Kimball présenta successivement à Mme Stenhouse cinq de ses femmes. « N’en avez-vous pas d’autres ? lui demanda-t-elle. — Mon Dieu, si ! J’en ai plusieurs à la maison et une cinquantaine environ dispersées sur la terre. Je ne les ai jamais vues depuis qu’elles m’ont été scellées à Nauvoo, et j’espère bien ne jamais les revoir ! »

Combien de telles paroles devaient paraître choquantes à une femme, seule maîtresse jusque-là des affections de son mari ! mais ce n’est encore que le côté comique, pour ainsi dire, de la question. L’inceste est accepté sans scrupule à Utah ; on considère comme une chose toute simple d’épouser à la fois deux ou trois sœurs. Mme Stenhouse a connu un homme marié à sa demi-sœur, d’autres qui avaient pris pour femmes la mère et la fille. L’un de ces derniers épousa une veuve, mère de plusieurs enfans ; il parvint à se faire aimer d’une des jeunes filles et l’épousa ensuite. Il faut reconnaître que la mère, après s’être opposée de tout son pouvoir à cette détestable union, finit par céder son mari à sa fille ; le fait n’est pas moins constant que celle-ci donne des enfans à son beau-père dans la maison qu’elle habite avec sa propre mère. De pareilles infamies sont la condamnation du mormonisme. Mme Stenhouse le reconnut, et les dons[1] qu’elle reçut, selon l’usage, avec son mari ne modifièrent en rien cette opinion malgré les lumières qu’ils sont censés conférer. Quand elle voyait une mère de famille réduite aux plus grossiers travaux, tandis que le mari dépensait joyeusement la fortune commune auprès de quelque jeune fille, quand elle voyait une étrangère nouvellement convertie et arrivée avec un convoi d’émigrans, livrée par celui qui avait abusé de son

  1. Rites secrets dont les ennemis des saints ont beaucoup médit, et qui en réalité ne donnent lieu à aucune indécence, selon le témoignage de Mme Stenhouse.