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dis-je à ma mère, c’est au milieu de ce gros chagrin-là que tu as mis Jeanne au monde ?

— Précisément. Elle est née peu de jours après, et l’arrivée de cette enfant m’a consolée, car aucune affection ne se compare à celle qu’on a pour vous autres.

Jeanne embrassa sa mère avec tendresse. Je ne sais pourquoi je m’imaginai que ce n’était pas l’élan de joie qu’elle eût dû avoir en reconnaissant le néant de sa chimère. Il m’était venu je ne sais quels doutes à moi-même. Je voulus en avoir le cœur net. — Tout cela me fait penser, dis-je à ma mère, que je vais peut-être avoir besoin bientôt de mon acte de naissance pour être inscrit à l’école de Montpellier. Si j’allais à la mairie, puisque je suis né ici ?

— C’est inutile, répondit ma mère, la copie de vos actes de naissance est chez nous à Pau, vous les aurez quand vous en aurez besoin.

Cela était vrai. Quand nous fûmes revenus chez nous, ma mère me montra ces actes, et je tins à ce que Jeanne vît le sien. Elle était bien inscrite comme fille née en légitime mariage d’Adèle Moessart, couturière, et de Jean Bielsa, commerçant à Bordeaux, le 15 juillet 1825.

— Tu vois, lui dis-je, quand nous fûmes seuls ensemble, que tu as une petite cervelle un peu détraquée, et que j’avais raison de me moquer de toi.

— Alors, répondit-elle, tu crois que j’ai menti ?

— Tu as menti comme les gens qui prennent leurs rêves pour des réalités ; on ne leur en veut pas, mais on désire les voir guéris.

— Tu diras ce que tu voudras, reprit-elle avec ce feu subit qui traversait par momens sa langueur habituelle, je ne suis fille ni de Jean Bielsa, ni d’Adèle Moessart. Je suis une étrangère, l’enfant d’une autre race et d’une autre nature ; je ne suis pas ta sœur, et tu es libre de ne pas m’aimer. J’ai plus vécu que toi à la maison, j’ai surpris plus de paroles échangées que tu n’en as pu entendre. Je ne suis pas folle, je ne suis pas menteuse, je ne suis même pas romanesque. Ma mère est morte, et mon père n’est pas le marquis de Mauville.

Elle ne me permit pas de combattre cette nouvelle version, qui tendait à établir qu’elle était fille illégitime de la marquise. Elle alla s’enfermer dans sa chambre. Plus tard il me fut impossible de lui en reparler, elle m’imposa toujours silence avec une énergie singulière, et, chose étrange, à partir de ce temps-là, je perdis, en apparence du moins, l’ascendant que j’avais sur elle. Elle me témoigna une réserve extrême, elle évita toute occasion de se trouver seule avec moi ; cela dura au moins un an. Devais-je révéler à ma mère l’idée fixe de cette pauvre enfant ? Je n’osais pas ; ma mère ne goûtait pas un bonheur