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le pacha fut forcé de répudier son fils. Abdul-Medjid, naturellement généreux, hésitait encore à signer l’arrêt d’exil ; mais la sultane Validé, ennemie jurée de Mme Méhémet-Pacha, eut recours à une manifestation théâtrale pour lui arracher le consentement qu’elle souhaitait. Elle poussa le chef des eunuques à se jeter aux pieds du sultan devant la porte du harem en criant : « Que votre majesté ait pitié de nous autres pauvres créatures, sans quoi les femmes nous égorgeront tous ! »

Au milieu des neiges d’un hiver rigoureux, Mme Méhémet-Pacha gagna sous bonne escorte Koniah en Cappadoce, où le muchir Hafiz-Pacha, un vieillard qui l’avait connue enfant, lui fit dans son harem une existence aussi douce que possible, lui accordant la même pension qu’à chacune de ses femmes. Les années d’exil de Mme Méhémet-Pacha, car on l’oublia des années en Cappadoce, nous montrent le beau côté des mœurs orientales, le respect de l’hospitalité pratiqué d’une façon toute biblique. Les quatre femmes qui composaient le harem de Hafiz-Paclia la servirent comme l’eussent fait des esclaves dévouées ; bien que jalouses les unes des autres, elles avaient une confiance entière dans l’étrangère, et une telle admiration pour ses talens qu’elles ne cessaient de lui demander des talismans afin de s’assurer l’amour de leur mari. Outre ces soins, ces égards, Mme Méhémet-Pacha reçut en son malheur une consolation puissante et inattendue. Le fils qu’elle avait eu de son premier mariage, et qu’elle nomme Frédéric, se souvint noblesment d’une mère qui l’avait perdu de vue depuis son enfance, et obtint d’aller la rejoindre (1854). Il lui porta le peu qu’il possédait d’argent, passa un mois avec elle, retomna intercéder en sa faveur à Constantinople, et parvint à lui procurer les intelligences nécessaires pour s’échapper. Elle alla se fixer à Jalova, sur le golfe d’Ismid, et on lui laissa la liberté, mais sans lui rendre ses biens ; à grand’peine et après de violens débats, elle obtint 30 000 piastres et une pension ridiculement modeste. La jalousie plus que l’avarice conduisit, assure-t-elle, Kibrizli-Méhémet-Pacha à lui refuser ses droits. Il craignait que, rentrée en possession de sa fortune personnelle, elle ne partît pour l’Europe, et l’idée qu’elle montrerait son visage aux giaours le rendait fou. Ce sentiment est commun à tous les Turcs, et c’est à tort que l’on croit qu’il ait pu être modifié par le contact des Européens depuis quelques années. Le Turc le plus civilisé, fût-il élevé en France ou en Angleterre, ne manque jamais, une fois rentré chez lui, de surpasser ses compatriotes en susceptibilités et précautions jalouses. Néanmoins, par une anomalie singulière, il n’est pas de mari qui ne trouve tout simple que sa femme se présente sans voile devant le sultan. La meilleure raison de