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raient pas régner ; elle poussa la fureur jusqu’à le mordre, et personne n’osa en avertir le sultan. Il existe cependant un moyen indirect de dire la vérité aux princes, dont on use souvent en Orient : c’est le moyen qu’employa Hamlet, la comédie par allusions. Un ami dévoué y eut recours enfin, et les ombres chinoises révélèrent au sultan qu’il avait une femme adultère capable de méditer le meurtre de son fils. Il comprit, s’assura des cruautés dont le petit prince avait été victime et renvoya Besmé ; mais, faible jusque dans sa vengeance, il lui laissa emporter tous les trésors dont il l’avait comblée. Elle continua hors du sérail le cours de ses infamies et finit par épouser Tefik-Pacha, l’un de ses amans. C’était le dernier outrage : prendre la femme du représentant de Mahomet n’est rien moins qu’un sacrilége religieux et politique ; celui-ci fut puni de mort, mais mystérieusement, comme le veut la politique orientale. Le sultan feignit d’abord l’indifférence ; il offrit même à Besmé l’un des palais appartenant à la couronne, pour donner le change à l’opinion publique ; puis, sous un prétexte futile, il l’exila, elle et son mari, à Brousse, après quoi Tefik reçut sa grâce apparente, car il était nécessaire qu’il vînt boire la ciguë à Constantinople. Personne ne soupçonna cet empoisonnement, et la clémence impériale épargna encore Besmé. Lorsque l’on considère ces mœurs, qui mettent en réalité les hommes sous la domination des créatures dégradées dont ils croient faire leurs jouets, on comprend le paradoxe de lady Montagu : « les femmes seules sont libres en Turquie ; » mais quelle liberté ! surprise, volée, pour ainsi dire, résultat d’artifices et de mensonges incessans qui ne sont après tout que les représailles d’une injurieuse méfiance.

Le ramazan est, nous l’avons vu, le prétexte de courses nocturnes tout au moins singulières ; souvent les promenades en plein soleil, aux Eaux-Douces par exemple, ne sont pas beaucoup plus innocentes. Les dames se tiennent toutes du même côté le long d’une allée sinueuse qui borde la rivière, les hommes de l’autre côté ; entre eux, l’espace est assez étroit pour que l’on puisse échanger des fleurs et des billets. Les promeneuses descendent de voiture, font jeter un tapis sur le gazon, et, entourées de nombreux esclaves, procèdent à des collations dans lesquelles on rivalise de recherches. L’éclat de la vaisselle d’or et d’argent, la musique, le luxe des costumes et des équipages, le va-et-vient des cavaliers, des piétons, des marchands, tout cela forme sous le ciel brillant et dans la verdure un spectacle joyeux à l’égal de quelque fête masquée. Quant aux visites que les femmes se rendent entre elles d’un harem à l’autre, c’est une source inépuisable d’intrigues d’où dépend l’avancement de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères. À force de