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triotes ; elle est même très fière de cette supériorité, qui lui a longtemps valu en Turquie une haute influence. Catholique grecque, issue par sa mère d’une riche famille arménienne, elle a par son père, M. Charles Dejean, du sang français dans les veines. Elle inspira, encore presque enfant, une violente passion à son médecin, docteur anglais, dont ses parens repoussèrent la recherche à cause de la disproportion d’âge et de la différence de religion. Désespérant de réussir par d’autres moyens, cet homme eut recours à la ruse ; il enleva sa jeune malade et l’épousa devant un prêtre grec. Leur union ne fut pas heureuse. Mme Méhémet-Pacha reproche à son premier mari une avarice sordide, et cite à l’appui de ses accusations la preuve que voici. Un matin, il lui avait remis avant de sortir un sac d’argent. Se voyant pour la première fois de sa vie maîtresse d’une somme considérable, elle se hâta de la dépenser en emplettes frivoles, qui furent montrées naïvement au docteur lorsque celui-ci lui demanda compte du dépôt. Il s’ensuivit une scène de colère qu’elle trouve odieuse, mais que beaucoup de maris européens comprendront peut-être. Le médecin anglais paraît presque excusable d’avoir prétexté au bout de quelques années les soins qu’exigeait l’éducation de ses deux enfans pour éloigner cette femme impérieuse et prodigue. Elle comptait trouver à Rome, où il l’envoya, plaisirs et liberté ; sa belle-mère, ancienne dame d’honneur de la duchesse de Lucques, livrée à d’étroites pratiques de dévotion, lui imposa au contraire de tels ennuis qu’elle en prit un accès de démence. Le mari profita de l’occasion pour obtenir du patriarche grec une sentence de divorce ; l’aïeule s’empara de ses petits-enfans, qu’elle éleva désormais à sa guise, en catholiques romains. Quand la jeune femme retourna indignée à Constantinople, demandant justice à grands cris, elle trouva son infidèle époux déjà remarié. Il lui promit une pension viagère, si elle voulait aller vivre à Paris. Là, des difficultés nouvelles touchant cette pension la forcèrent de s’adresser à l’ambassadeur de Turquie auprès du gouvernement de Louis-Philippe, Féty-Pacha, qui l’accueillit avec bienveillance. Elle connut vers la même époque Kibrizli-Méhémet-Pacha, attaché militaire de la légation, et ce fut un fiancé qu’elle suivit à Constantinople. On voit que le début de la vie de Melek-Hanum s’écoula hors du harem ; elle y entrait avec une expérience, un développement d’esprit, qui manquent à la plupart des femmes vouées à cette destinée.

Ses premières impressions sont datées du palais de Haïder-Effendi, où elle passa le temps du ramazan au milieu d’une réunion de quinze ou vingt dames, mère, belles-mères, tantes, sœurs, cousines, parentes enfin à différens degrés du maître de ce logis fastueux. Elles se divertissaient ensemble en causant, en dansant, en faisant