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fond des deux ouvrages est le même, c’est l’étude de la polygamie, dans des conditions sociales diverses et sous des cieux différens, par deux femmes qui en ont fait l’amère expérience. Néanmoins des contrastes frappans attestent des dissemblances bien tranchées de race, d’éducation, de mœurs. D’une part, c’est la femme d’Orient, avilie à son insu, qui se plaint en égoïste d’un ordre de choses dont les vices essentiels lui échappent et contre lequel elle ne s’est révoltée que le jour où il a contrarié ses intérêts matériels, — de l’autre une femme chrétienne d’un esprit cultivé, appartenant à cette grande famille anglo-saxonne si justement fière de ses priviléges et de ses libertés, qui, encore palpitante d’indignation, proteste au nom de tout son sexe contre les sophismes qui l’ont un instant séduite, qui confesse repentante les angoisses, les humiliations, les luttes qu’elle a subies dans sa conscience et dans son cœur. Elle ne se propose pas, comme Mme Méhémet-Pacha, de dénoncer les abus dont elle a été victime elle-même, de satisfaire des rancunes justifiées en démasquant ses ennemis ; avec une louable délicatesse, elle évite au contraire de citer les noms, d’entrer dans des détails trop intimes : ce n’est que sur ses sœurs encore captives qu’elle prétend appeler la pitié. Son vœu le plus cher est que le congrès de Washington mette fin à une nouvelle forme de l’esclavage. Sans doute, quoi qu’elle fasse, l’impartialité absolue doit parfois lui manquer : il n’existe point de mémoires où la passion ne parvienne à se glisser ; peut-être même, lorsqu’elle n’exclut pas la bonne foi, en est-elle un des principaux charmes. Ici, le plus vif des sentimens féminins est en jeu, et la façon dont l’expriment, chacune selon son caractère et le milieu où elle a vécu, la dame turque et la dame mormonne, offre peut-être plus d’intérêt encore que les événemens dont elles font le récit.

I.

Lorsqu’on ouvre les Trente années au Harem de Mme Kibrizli-Méhémet-Pacha, une objection assez naturelle se présente d’abord à l’esprit : comment s’est-il trouvé, dans le troupeau de ce que nous appelons fort improprement les odalisques[1], une femme capable de juger et d’écrire, assez courageuse, assez indépendante surtout pour publier le résultat de ses observations ? Ne serions-nous pas dupes de quelque mystification ? Eh bien ! disons tout de suite que Melek-Hanum (Mme Méhémet-Pacha) n’a rien de commun, sous le rapport de la culture intellectuelle, avec la plupart de ses compa-

  1. Ce nom si poétique ne s’applique en réalité qu’aux femmes de chambre.