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peu plus près le Fuji, droit au sud enfin la vallée supérieure où miroitent le lac Suiva et le courant du Tenringawa, qui s’en échappe.

En redescendant à pied, car il est impossible de se tenir à cheval, tant la pente est raide, nous entrons dans le bassin du Pacifique. Les crêtes sont nues et dépouillées, couvertes seulement d’un gazon ras, et le sol présente des débris de kaolin mêlés à la craie, tandis que de grosses roches de pyrite de fer menacent le ciel. Peu à peu cependant le paysage s’adoucit, se boise ; nous retrouvons ces ruisseaux et ces torrens qui nous font la conduite depuis Tomyoka avec leur murmure éclatant, et où nous puisons à chaque pas. La route passe devant un monument de pierre fort simple élevé à la mémoire de six hommes de Mito qui tombèrent là, en 1863, dans une lutte contre les troupes régulières ; ils sont l’objet d’un certain respect, et le gouvernement vainqueur ne songe pas à troubler leur cendre. C’est une tolérance rétrospective dont les exemples sont nombreux dans ce pays. La mort est un asile dont nul n’ose franchir le seuil. Je pensais à ce mot de Montaigne : « tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté. » On traverse ensuite Toyobashi, et c’est en suivant une route délicieuse qu’on arrive au lac Suiva.

Voyageurs naïfs, nous cherchions une tchaïa au bord du lac. Or le Japonais, qui aime les belles vues, ne veut pas se laisser envahir par les auberges ; il bâtit un reposoir près d’un lac, mais pas une habitation. Force fut donc de coucher dans le village le plus rapproché, Shimono. Je vois encore ce joli lac Suiva ; nous descendions depuis plus de trois heures, et cependant il est à plus de 900 mètres au-dessus de la mer. Quand nous y arrivâmes, au soleil couchant, une légère buée cachait les bords marécageux ; les crêtes des montagnes se reflétaient dans ce miroir, une impression de calme et de béatitude pénétrait l’âme. Que de fois nous avons éprouvé ce sentiment pendant notre voyage ! Il y a dans la campagne japonaise une harmonie de tons, de couleurs, de formes, qui fait dire plus d’une fois au voyageur : On serait bien ici.

Notre itinéraire portait une journée de repos au lac Suiva ; mais la pureté de l’air à ces altitudes, l’entraînement du voyage, la bonne humeur née du bon appétit, nous avaient si bien mis en train que le 8, au lieu de suivre notre programme, après une visite aux piscines sulfureuses, à 40° centigrades, où personne de nous ne put se plonger, et au temple principal, dédié à Quannon-Sama, nous nous embarquâmes sur un esquif de forme bizarre pour Takasima, de l’autre côté du lac. Nous avions compté sur une eau profonde et froide comme au Lac-Majeur. Déception ! on navigue à la perche, et l’eau est à la même température que l’air. Notre projet était de déjeuner à Takasima, et cette fois du moins nos provisions nous sui-