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MA SŒUR JEANNE

deuxième partie[1]

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I.

Je subissais, je l’ai dit, une fascination. Je dois ajouter qu’en même temps j’éprouvais une méfiance singulière. Mon éducation, ma nature, l’influence de mon milieu, avaient fait de moi un composé d’ardeur et de retenue ; je m’attribuais alors, même à mes propres yeux, et probablement sous l’influence de Vianne, une certaine puissance d’examen et de scepticisme : je touchais au moment où la jeunesse et l’inexpérience reprendraient leurs droits.

La jeune dame, qui m’intriguait passablement, marcha d’abord appuyée sur le bras de son mari ; ils ne se tutoyaient pourtant pas. Il l’appelait Hélène ; il lui jurait qu’elle ne le fatiguait pas. Elle répondait qu’elle était sûre du contraire, et qu’il devrait la laisser marcher seule. La question fut bientôt résolue, le sentier devint trop étroit, elle dut passer entre nous deux ; puis il devint escarpé, et l’Anglais voulut marcher sur la berge rocheuse afin de préserver sa compagne du vertige. Elle s’effraya pour lui, et quand je l’eus vu trébucher deux fois : — Pardon, mon bourgeois, lui dis-je en forçant mon accent méridional, car leur méprise m’amusait, et je travaillais à la faire durer, — du moment que vous m’avez pris pour guide, j’ai une responsabilité. Il faut me laisser tenir madame, et il faut passer devant moi.

Il y consentit avec la tranquillité d’un gentleman qui ne peut pas être jaloux d’un paysan. Je marchai sur le contre-fort du sentier. Elle appuya sa petite main gantée sur mon épaule. Quand un obstacle

  1. Voyez la Revue du ler janvier.