Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus en plus éloignées, et le juge Lynch, à leur suite, fait sa chevauchée dans le pays. Dans les villes aujourd’hui florissantes qui sont sorties de ces camps de bohémiens, nul vestige ne rappelle plus le passage des premiers fondateurs ; ils ont disparu sans laisser de trace. Bret Harte nous a conservé les souvenirs gais ou tristes d’un monde disparu.

En 1871, il quitta la direction de son recueil et la chaire de professeur de littérature moderne qui venait de lui être confiée à l’université de Californie, pour retourner dans son pays natal, l’état de New-York. C’est là qu’il a écrit Carrie, la plus récente de ses œuvres, qu’une plume exercée a traduite pour les lecteurs de la Revue après avoir présenté successivement Mliss, l’Idylle du Val-Rouge, les Maris de madame Skaggs. On retrouvera ces récits, sauf celui qui est le dernier en date, dans le volume que M. Th. Bentzon vient de publier et qui renferme ce qu’on peut appeler le dessus du panier du romancier californien. Bret Harte a eu le tort de laisser grossir son bagage littéraire par la reproduction d’une foule de boutades, de bluettes insignifiantes, ivraie que l’on trouve mêlée dans ses volumes à des récits composés avec art et qui resteront. Cette remarque s’applique surtout à ses Condensed novels et aux essais humoristiques réunis sous le titre de Civic and character sketches, parmi lesquels on rencontre toutefois quelques perles. Ce que Bret Harte a écrit de meilleur, ce sont incontestablement les Récits des Argonautes, titre sous lequel il a réuni les épisodes de la vie des premiers immigrans que la fièvre de l’or attirait dans les déserts de la Californie. Là il nous attendrit sur l’amour paternel du Camp-Rugissant pour Tom La Chance, l’enfant qu’une femme perdue a laissé en mourant à ses grossiers compagnons ; il nous intéresse au triste sort de Miggles, la belle pécheresse transformée en garde-malade, — à la douleur du « partenaire de Tennessee, » qui voit son associé, un voleur, pendu par la loi de Lynch, — à l’héroïsme du joueur Oakhurst, qui se tue pour ne pas vivre sur les provisions qui pourraient prolonger l’existence des misérables créatures expulsées du Poker-Flat en même temps que lui et avec lesquelles il s’est égaré dans la neige. Nous y retrouvons la Petite-Fadette sous les traits de l’aimable Mliss, qui se laisse apprivoiser par le jeune maître d’école de Smith’s Pocket. Quelques-uns des personnages secondaires qui y sont dessinés d’un trait léger sont des types qui reviennent ensuite plus d’une fois dans d’autres nouvelles : de cette famille est le fameux colonel Starbottle, gentleman de la vieille école, qui préside à tous les festins, règle les conditions des combats, se pose en arbitre du goût et des bonnes manières. Ces récits ont une saveur de terroir singulière, « quelque chose comme le parfum d’une branche de sapin de l’ouest ; » ils font revivre toute une époque, et ils suffiraient à établir la réputation d’un conteur.


Le directeur-gérant, C. Buloz.