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cher aux États-Unis l’existence indépendante qu’il ne leur est pas permis d’espérer en Europe. Ils n’ignorent pas qu’il leur faudra renoncer à leur nationalité, car l’Union veut s’approprier les forces vives qu’elle attire à elle, et l’on ne devient pleinement propriétaire sur son territoire qu’après avoir acquis le titre de citoyen américain ; pourtant ils n’hésitent pas, et sans esprit de retour l’émigrant dit adieu à sa patrie.

Les Allemands savent toute l’étendue du mal : il faut leur rendre cette justice. Il est utile que l’on connaisse chez nous les plaies de notre ennemi pour que notre esprit, prompt à se porter aux extrêmes, n’aille point s’imaginer que l’Allemagne est un tranquille et florissant Éden, qui n’a point à lutter contre les difficultés politiques et sociales avec lesquelles nous sommes aux prises. L’empire allemand n’est point bâti pour l’éternité ; la société allemande est moins solide que la nôtre ; ni l’un ni l’autre ne supporterait les orages qui nous ont laissés debout, voilà la vérité ; mais il faut aussi louer, même chez notre ennemi, surtout chez lui, ce qui est à louer. L’Allemand a l’habitude de ne se faire d’illusion sur rien et de voir les choses comme elles sont. Il se vante d’aimer mieux que nous la vérité : son esprit plus calme, plus rigoureux dans ses procédés d’examen, éprouve en effet plus que le nôtre le besoin de voir le vrai et de toucher le réel, besoin qui n’est point incompatible avec l’hypocrisie du caractère. Quand le gouvernement prussien a été interpellé au sujet de l’émigration, au lieu de chercher des échappatoires, il a exposé la situation sous les plus sombres couleurs. Mettre toujours les choses au pis, telle est, on peut dire, la devise prussienne, celle du ministre de l’intérieur comme du ministre de la guerre. Un gouvernement n’en saurait trouver de meilleure, car en la pratiquant on ne s’expose jamais à mesurer mal la grandeur de l’effort qu’il faut faire. Dans la question présente, la tâche sera longue et difficile. Les esprits sérieux ne se sont pas arrêtés à certains moyens superficiels qui ont été proposés, comme la suppression des agences ou la restriction par des mesures de police de la liberté d’émigrer. On ferait ainsi la fortune des agens secrets, qui presque toujours sont des agens malhonnêtes. Un plus grand souci des intérêts des provinces orientales, les réformes politiques, civiles et économiques capables de créer la vie communale et provinciale, de favoriser la division de la propriété et d’en accroître la valeur, peuvent seuls arrêter le flot qui monte sans cesse. Il faudra de la persévérance, — les Allemands n’en manquent pas, — mais aussi du temps et de la tranquillité, choses peut-être malaisées à trouver dans l’état où la politique prussienne a mis le vieux continent.

Ernest Lavisse.