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de plus de 6 milliards de francs. Ce n’est pas tout : une fois établis, les émigrés contribuent aux progrès de la population et de la fortune publique dans leur nouvelle patrie. Si les États-Unis étaient fermés à l’étranger, le surcroît du nombre des naissances sur celui des morts marquerait seul le progrès de la population. Ce surcroît étant de 1,38 pour 100, la population, qui était en 1790 de 3 230 000 âmes, aurait dû être en 1870 de 10 millions d’âmes ; or elle s’élevait à 38 millions et demi. Sans l’émigration, ce chiffre n’eût été atteint que dans quarante ans. La fortune publique a marché d’un pas aussi rapide : depuis 1840, qui ouvre la période de grande immigration, les revenus de l’état se sont élevés de 25 millions de dollars à 74 millions ; ils ont donc triplé en trente années. Les Allemands s’attribuent une très forte part dans ces progrès ; d’abord ils sont parmi les immigrans les plus nombreux après les Irlandais, puis ils disent avec raison qu’ils apportent plus d’argent et plus d’instruction que ceux-ci. Au travail de leurs ouvriers ils veulent qu’on ajoute encore celui de leurs ingénieurs, de leurs officiers et de leurs professeurs ; à les entendre, l’Union leur est redevable de bienfaits de toute nature. Pendant que le bras de nos paysans défriche le sol, dit l’auteur d’une remarquable étude sur l’émigration[1], à la ville s’exerce l’intelligence allemande, et « peut-être l’Amérique doit-elle à ce nouvel élément d’avoir mis fin aux abus de la bureaucratie en cultivant la science allemande et ces vertus allemandes qu’on nomme l’amour du travail et la bonne foi. » Ces prétentions paraissent exagérées aux Américains, à qui elles laissent à peine le droit de se croire pour quelque chose dans la prospérité de l’Amérique, mais en faisant leurs réserves sur ces vanteries, ils se reconnaissent les débiteurs de ces millions d’hommes qui font à flots jaillir la richesse de leur sol vierge, et parmi ces fugitifs de l’ancien monde, ils préfèrent et recherchent ceux qui viennent d’Allemagne. D’autres états d’Amérique imitent l’exemple de l’Union : une maison d’Anvers vient de traiter avec des agences allemandes pour se procurer 40 000 hommes dont elle a le placement assuré au Brésil.

Y a-t-il au moins pour la mère-patrie quelque dédommagement à tant de pertes dont le compte est si pénible aux statisticiens d’Allemagne ? Absolument aucun. Il ne faut pas croire que l’émigration soit un remède à l’excès de population, car elle se recrute surtout dans les parties d’Allemagne les moins peuplées, où le manque de bras se fait le plus vivement sentir. La province du Rhin et la Silésie ont par mille carré[2], la première 7 466 habitans, la seconde

  1. Vorschlöge zur Beseitigung der Massen-Auswanderung, von H. v. H.
  2. Le mille carré a une superficie de 5 625 hectares.