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tourment ou me ferait prendre patience jusqu’à l’année suivante. Il n’en fut rien. Je travaillai fort mal cet hiver-là. Ma mère le sut et m’en fit des reproches plus sévères que je ne la croyais capable d’en faire. Mon père vint aux fêtes de Pâques : j’avais espéré qu’il serait plus indulgent ; il fut plus sévère encore et me déclara que, si je n’avais point de prix, je n’irais pas à la montagne. Je fus si effrayé de cette menace que je rattrapai le temps perdu, et que j’obtins les distinctions accoutumées.

Dès que nous fûmes à la montagne, j’essayai par tous les moyens de savoir si mon père songeait encore à mes fiançailles. J’avais dix-sept ans ; n’étais-je point en âge ? — Mais le projet semblait oublié. Un jour, il fut question de mariage à propos de ma sœur, qui continuait à dire en toute occasion qu’elle voulait se faire religieuse ou tout au moins dame institutrice. Je saisis cette occasion aux cheveux pour dire bien haut et d’un ton très décidé qu’elle avait tort et que, tout au contraire d’elle, je souhaitais vivement me marier jeune. En ce moment, je surpris un regard de mon père à ma mère, comme s’il lui eût dit : Tu vois bien que mon idée était bonne ? mais elle ne répondit qu’à moi. — Tu es dans le faux aussi bien que Jeanne, dit-elle. Il faut se marier certainement, mais savoir ce que l’on fait. Vous êtes deux enfans ; elle est trop jeune pour dire non, tu es trop jeune pour dire oui. — J’insistai, mais très maladroitement, et avec une rougeur que je ne pus cacher. — Eh bien ! me dit mon père, qui m’observait, ne croirait-on pas qu’il est déjà amoureux ?

J’allais dire oui, tant j’étais las de dissimuler ; mais, si je disais oui, comme on ne croirait jamais que je pouvais être amoureux d’une personne que je n’avais point vue, mon père me jugerait fou et renoncerait à me la faire voir. — Je ne sais ce que j’allais répondre, mais le mot d’amour avait fait rougir aussi ma sœur, et même il y avait dans son regard rigide une sorte d’indignation. Ma mère nous imposa silence, et je retombai dans l’inconnu de ma destinée.

Le soir de ce jour-là, je me trouvai seul au jardin, sur un banc, ma sœur auprès de moi. Je regardais les étoiles et ne songeais point à elle ; elle ne disait rien et ne paraissait point songer à moi : ma sœur avait alors treize ans. Elle était grande et mince, pâle et blonde, extrêmement délicate et jolie. Elle n’avait aucun trait de ressemblance avec mes parens et moi, qui étions tous trois bruns, assez colorés et taillés en force. Son caractère n’avait pas de rapports non plus avec celui de mon père, ni avec le mien. Tous ses goûts différaient des nôtres, au point qu’on eût dit qu’elle y mettait de l’affectation. Elle n’avait de commun avec notre mère que le sérieux et la bonté ; mais il y avait déjà quelque chose de bien tranché entre elles, puisqu’ayant été élevée par cette mère protestante elle avait choisi, disait-on, la religion catholique dès son jeune âge. Il