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quelques jours d’un pénible voyage, j’atteignis le fort San-Ramon, situé au pied du versant oriental des Andes, à la jonction du Rio Tulumayo et du Chanchamayo, à 700 mètres seulement au-dessus du niveau de l’Atlantique, encore éloigné de près de 1 000 lieues ; cette misérable forteresse, perdue au milieu des forêts, marque le dernier point occupé militairement par les troupes de la république. De l’autre côté du fleuve, et cachés au milieu d’épaisses broussailles, les Indiens Chunchos lançaient leurs flèches contre la palissade du fort, tandis qu’à une faible distance l’hacienda de San-Juan faisait entendre comme un cri de défi le sifflet de sa machine à vapeur. À l’abri de la petite garnison, sept haciendas se sont en effet formées en cet endroit depuis une vingtaine d’années, et leur prospérité est un exemple frappant qui montre ce qu’on obtient par le travail dans cette riche contrée. Un capital quelconque retrouvé en trois années, ou, si l’on veut, représenté après ce temps par une propriété dont le rapport n’est pas moindre de 50 pour 100, tel a été jusqu’ici le sort du colon de Chanchamayo. Tous sont riches aujourd’hui ou tout au moins dans l’aisance, et plusieurs n’avaient pour commencer d’autres capitaux que la force de leurs bras. J’ai passé huit jours au milieu de ces forêts vierges, allant d’une exploitation à l’autre, admirant ces belles plantations qui sous la hache du pionnier ont remplacé la végétation tropicale qui les enveloppe de tous côtés ; partout ce que j’ai vu a dépassé mon attente, et je n’eus plus raison de m’étonner lorsque j’appris que le rhum consommé sur place dans le seul département de Junin, le riz et le café alimentaient un commerce d’environ 10 millions de francs à l’année, dont les quatorze petites haciendas établies dans le Chanchamayo et la vallée voisine du Vitoc avaient pour ainsi dire le monopole.

Le jour où l’ingénieur Francisco Paz-Soldan, chargé par son gouvernement des études de la ligne qui doit mettre Lima et Oroya en communication avec l’Amazone, aura rejoint sur le Rio Pecchis l’amiral Tucker, qui l’attend avec sa petite flottille, c’est-à-dire lorsque les 20 lieues qui séparent ce point navigable et le fort San-Ramon auront été franchies ainsi que le Chanchamayo par la ligne transandine, ce jour-là le Pérou aura fait un grand pas vers l’avenir ; il aura ouvert à la civilisation et au progrès du monde un nouvel entrepôt dont il sera le centre ; ce jour-là, le guano pourra lui manquer pour payer ses emprunts, — l’émigration, se portant en foule vers ces contrées nouvelles, lui donnera l’argent dont il manque, et son commerce, à cheval sur les deux océans, lui assurera désormais la première place parmi les nations de l’Amérique latine.

F. B. d’Avricourt.
Lima, 13 octobre 1873.