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nières années, parmi tant de confidences sur ses grands travaux d’histoire et de philosophie religieuse, tant de notes politiques, tant de curieux détails sur les événemens contemporains, sur la guerre d’Italie, sur l’attitude de l’Allemagne, nous voulons nous borner aux indications qui précèdent. Il nous est doux d’en rester avec M. de Bunsen sur une impression si bienfaisante. L’ennemi passionné, l’ennemi haineux parfois, avait fini par disparaître ; l’âme élevée du savant chrétien se déployait dans sa noblesse. M. de Bunsen était mûr pour une vie plus haute. Après ces deux hivers à Cannes, il passa l’été de 1860 à Bonn, aux bords du Rhin. Des étouffemens, des crampes violentes du côté du cœur, qui s’étaient déjà déclarées vers la fin de son séjour à Cannes, reprirent avec plus d’intensité. Il resta six mois entre la vie et la mort. Ses derniers momens furent d’un chrétien convaincu. Il consolait sa famille en larmes et souriait à la lumière d’en haut. Il parlait sans cesse de Dieu, du Christ, des certitudes sublimes de la foi. Par instans, les mots lui manquaient et il s’épuisait en vains efforts pour exprimer sa pensée. Un jour, on remarqua un singulier phénomène : ce fut en langue française qu’il donna un libre cours à ses effusions. Il tenait deux de ses fils par la main, il leur dit : « Que Dieu vous bénisse éternellement ! Dieu, c’est l’éternel ; Dieu, c’est la vie et l’amour. La vie, c’est l’amour. Que Dieu vous bénisse tous ! Partons en paix. Christus est ! Christus est Victor ! » Le 28 novembre 1860, à cinq heures du matin, il s’éteignit doucement.

Le roi Frédéric-Guillaume IV, dont l’intelligence s’était voilée depuis plus d’un an, ne tarda point à suivre son ami dans la tombe. On sait qu’il mourut le 2 janvier 1861. Avec ces deux hommes, quelles que fussent d’ailleurs leurs perpétuelles controverses, disparaît tout un monde d’idées et de sentimens que l’Allemagne ne reverra plus d’ici à bien des années. Malgré la diversité de leurs points de vue, les mêmes mots peuvent servir à résumer leur caractère : scrupule, conscience, droiture de l’âme. Ce sont choses dédaignées aujourd’hui au-delà du Rhin, on compte sur d’autres forces que l’on croit plus efficaces. On se trompe. Le Dieu invoqué par Bunsen et Frédéric-Guillaume IV se réserve un jour ou l’autre de châtier cet orgueilleux dédain. Nous pouvons en parler savamment : nous avons connu, nous aussi, les ivresses de la victoire, et nous savons que, dans la vie des nations comme dans celle des individus, la conscience n’est pas un vain mot.

Saint-René Taillandier.