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agonisans ; l’empereur semblait suivre, il tenait la main de l’impératrice et cherchait dans son regard une consolation suprême. Les douze coups de minuit vinrent à sonner. C’était le vendredi 2 mars. Quelques minutes après, le tsar Nicolas Ier expirait. La ville entière était préparée à la triste nouvelle. Bientôt, malgré l’heure avancée de la nuit, une foule silencieuse, éplorée, remplit toutes les églises de Saint-Pétersbourg, priant pour l’âme de l’empereur[1].

Ces détails nous disposent à lire la lettre suivante, la dernière que Frédéric-Guillaume IV ait adressée à M. de Bunsen relativement à la guerre de Crimée. C’est au mois d’avril 1854 que le roi de Prusse avait accepté la démission de son ambassadeur à Londres ; pendant l’année 1854, il lui a écrit plusieurs fois encore, mais sur des sujets très particuliers, sur des affaires d’administration ecclésiastique ; le 4 mars 1855, dans la douleur profonde que lui cause la mort du tsar, ayant reçu de Bunsen une lettre datée précisément du 2 mars, il lui répond en ces termes :

« 4 mars 1855.

« Vous ne soupçonniez pas, très cher ami, qu’au moment même où vous m’écriviez un des plus nobles hommes, une des plus magnifiques apparitions de l’histoire, un des cœurs les plus loyaux et en même temps l’un des plus puissans souverains de ce bas monde était passé de la foi à la plénitude de la lumière. Je remercie Dieu à genoux de ce qu’il m’a jugé digne de ressentir une si profonde affliction de la mort de l’empereur Nicolas, de ce qu’il m’a jugé digne de devenir et de rester fidèlement son ami dans le plus beau sens de ce mot.

« Vous, cher Bunsen, vous l’avez jugé autrement, et il vous sera pénible désormais de vous l’avouer à vous-même devant votre conscience, il vous sera surtout pénible d’avoir à confesser une vérité (que toutes vos lettres de ces derniers temps, hélas ! n’ont exprimée que trop ouvertement contre moi), c’est que vous le haïssiez ! Vous le haïssiez, non pas comme homme, car à ce point de vue il vous était bien indifférent, mais comme représentant du principe despotique. Lorsqu’un jour, justifié comme lui par la simple foi au sang du Christ, vous le verrez dans l’éternelle paix, pensez à ce que je vous écris en ce moment : vous lui ferez amende honorable. Puissiez-vous dès ce monde, cher ami, éprouver la bénédiction du repentir ! J’aime votre âme, et je voudrais la voir avec ses dons, son savoir et sa foi, se déployer comme une bannière dans les mains du Seigneur au-dessus du mauvais siècle. La règle pour arriver là est invariablement tracée de la main même de Dieu dans

  1. Voyez Alexandra Feodorowna Kaiserin von Russland, von A. Th. von Grimm, 2 vol., Leipzig 1866, t. II, p. 296-307.