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raient pas à expliquer cette manière de voir, il y avait là des idées d’un autre ordre ; c’était l’horreur de la révolution qui le mettait en garde contre nous bien plutôt que le souvenir des anciennes luttes. Entre la France, qui représente la révolution, et la Russie, qui représente le droit divin, Frédéric-Guillaume IV pouvait-il hésiter ? Il prévoyait une guerre avec la France, et jamais, à aucun prix, pour aucune cause, il n’aurait rompu avec le tsar. Sans dire les choses aussi nettement, M. de Ranke estime que la Prusse a été récompensée de cette politique de Frédéric-Guillaume IV. « Le mérite qu’il s’était acquis auprès de la Russie dans une heure de grand péril pour cet empire a produit des fruits bénis de Dieu, quand a sonné l’heure de la lutte prévue. » En d’autres termes, la Russie, qui n’avait peut-être pas un grand intérêt à cet accroissement démesuré de la Prusse, a laissé la Prusse en 1870 asservir l’Allemagne et accabler la France.

Il y aurait bien des choses à dire sur ce point : ces fruits bienfaisans, ces fruits bénis de Dieu (segensreiche Frucht) inspirent sans doute à la Russie d’autres sentimens que ceux d’une admiration sans mélange. Ce n’est pas le droit divin qui a vaincu la révolution dans ces derniers événemens ; soit en 1866, soit en 1870, la Prusse royale ou impériale a fait des œuvres révolutionnaires qui mineront les fondemens du trône. Elle en fait encore sous nos yeux ; engagée dans cette voie, elle n’en sortira plus. Voilà un voisinage dangereux pour la Russie. C’est une conséquence fort inattendue de la politique de Frédéric-Guillaume IV et de son dévoûment passionné à l’empereur Nicolas ; mais, sans insister sur ces remarques, il y a des réflexions qu’on ne saurait écarter ici, tant elles nous touchent directement et d’une manière poignante. Ainsi, selon M. de Ranke, la Russie a reconnu en 1870 le service que la Prusse lui a rendu en 1854 par sa neutralité dans les affaires d’Orient. Et nous, qui défendions en 1854 la cause de l’Europe, n’avions-nous pas droit à quelques sympathies de la part de l’Europe aux jours de l’invasion prussienne ? Non, c’eût été folie d’y compter. La reconnaissance n’est qu’un élément de second ordre en pareille matière ; la reconnaissance se rapporte à des choses passées, tandis que la politique ne voit que les intérêts présens. Il nous eût été plus profitable en 1870 d’avoir été moins chevaleresques en 1854. Je sais bien que nous poursuivions d’autres desseins encore que le but apparent lorsque nous prenions feu, il y a vingt ans, pour la cause de l’indépendance européenne ; c’était là pourtant le principal mobile, et, quand nous jetons les regards en arrière, nous sommes un peu surpris d’avoir été les plus chaleureux dans une affaire où nous étions les moins intéressés. Que n’avons-nous laissé l’Angleterre et l’Au-