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rope va sacrifier dans cette lutte, et ce n’est pas en argent qu’il faut qu’il les paie, c’est en restituant les conquêtes que la Russie a faites pour menacer, pour attaquer la Turquie, la Suède et l’Allemagne. » Ainsi, au sud, au sud-ouest, au nord-ouest, la Russie avait des restitutions à faire ! L’Angleterre, par la bouche de lord Clarendon, se chargeait d’élever des revendications au nom de l’Allemagne ! Ce que Bunsen approuvait, ce que Bunsen négociait avec lord Clarendon, c’était le démembrement de la Russie ! Ah ! tout s’explique maintenant : voilà sans doute pourquoi depuis une quinzaine de jours le tsar interdit à ses officiers de porter des décorations prussiennes, pourquoi il annonce l’intention de refondre sous d’autres noms les régimens inscrits sous le nom des princes de la maison de Prusse. Frédéric-Guillaume ne se contient plus. M. de Manteuffel et M. Pourtalès étant venus lui reparler de la convention, il éclate. Lui, ordinairement si doux, si réservé, il s’emporte en paroles irritées, et défend au comte Pourtalès de se mêler jamais de la question d’Orient.

Quand cette scène, ou du moins une partie de cette scène, fut racontée ici par M. Eugène Forcade, on s’étonna de la précision de ses renseignemens. Il y eut même quelque émotion à ce sujet dans le monde diplomatique. Il était pourtant bien naturel que le comte Pourtalès eût parlé de l’affront qu’il avait reçu, soit pour exhaler sa colère, soit pour justifier sa conduite. On a vu, après la convention d’Olmütz, quelle était chez ce diplomate la violence des premières impressions. La chose était ébruitée à Berlin ; on ne tarda guère à la connaître à Paris. Aujourd’hui les mémoires de Bunsen viennent confirmer le récit de notre collaborateur, en y ajoutant des détails plus vifs encore. Non-seulement le roi avait malmené le comte Pourtalès, mais il avait ordonné au général Grœben de partir immédiatement pour Londres et d’y faire une enquête sur la conduite du baron de Bunsen. Le général Grœben arrive donc à Londres le 9 mars, il va trouver l’ambassadeur prussien, il l’interroge au nom du roi, il lui demande des explications. M. de Bunsen apprend alors les choses les plus étranges. Ses ennemis de Berlin l’ont accusé d’avoir proposé à lord Clarendon un partage de la Russie dont l’énoncé a fait frissonner le ministre anglais. Malgré la répugnance de lord Clarendon, Bunsen aurait réussi à conclure avec lui un arrangement. La Prusse était gagnée à l’alliance de l’Occident. C’était l’inauguration d’une politique nouvelle. Il n’y manquait plus que le consentement du roi. Quand MM. de Mauteuffel et Pourtalès présentèrent la convention à la signature de Frédéric-Guillaume IV, il crut en vérité qu’on lui demandait de signer le premier engagement par lequel il se liait à ce nouveau système. Au lieu de signer, il eut une