Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’aider à bien recevoir et à bien traiter la clientèle, et qu’il en gagnerait toujours plus, parce que les eaux étaient de plus en plus fréquentées. En un mot, ce petit établissement était selon lui un avenir sérieux.

Ma mère eut l’air de le croire, et en effet il nous vint beaucoup de monde, des gens riches qui payaient très cher une tasse de lait ou une omelette, et qui ne marchandaient point.

Nous nous mîmes de grand cœur à la besogne. Ma mère faisait la cuisine, ma sœur s’occupait du laitage, moi je courais de tous côtés pour l’approvisionnement. J’allais acheter des truites, du gibier, des œufs, des fruits. Il fallait aller assez loin, la montagne ne suffisait pas à la consommation faite par ces étrangers. Cette vie active au milieu d’un pays splendide me passionnait. En bien peu de temps, je devins aussi solide, aussi leste, aussi hardi que si j’eusse été élevé en montagnard. La saison des bains finissait avec mes vacances. Mon père nous ramena à Pau et repartit peu de temps après pour Bayonne, ou pour toute autre destination inconnue, car il donnait rarement de ses nouvelles, et nous passions souvent deux et trois mois sans savoir où il était.

L’année suivante, ma mère et ma sœur retournèrent avec lui à l’auberge de la vallée de Luz dès le milieu de l’été ; j’allai les rejoindre aussitôt que mes vacances furent ouvertes, et je passai encore là deux mois d’ivresse et de fiévreuse activité. — Le beau montagnard ! disait tout bas mon père à sa femme. Quel dommage…

— Tais-toi, mon grand diable, répondait-elle, souviens-toi de ta parole.

— C’est parce que je m’en souviens, reprenait-il, que je regrette quelquefois de faire de mon fils un bourgeois et non un homme !

De semblables paroles que je saisis plusieurs fois au passage me donnèrent à réfléchir. Un bourgeois n’était-il point un homme ? D’où vient alors, pensais-je, que ma mère me condamne à cette infériorité ?

Je continuais pourtant à m’instruire, non plus tant par point d’honneur que parce que j’avais pris goût à l’étude. L’histoire surtout m’intéressait. Le grec et le latin ne me passionnaient pas, mais l’extrême facilité et la prodigieuse mémoire dont j’étais doué me permettaient d’être toujours sans effort un des premiers de ma classe.

Seulement j’oubliais toute préoccupation intellectuelle dès que je mettais le pied dans la montagne, l’homme physique prenait alors le dessus. L’amour de la locomotion et des aventures s’emparait de moi ; je quittais nos riantes collines pour m’enfoncer et m’élever dans les sites les plus sauvages et les plus périlleux. Je suivais les