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de l’église y trouve satisfaction, et que la conscience chrétienne des grandes puissances n’en reçoive pas une mortelle atteinte. La force énorme que représentent les grands états doit se manifester à l’égard des chrétiens soumis à l’islam comme une force chrétienne. Dixi et salvavi animam meam. »

Frédéric-Guillaume est plus explicite encore dans la lettre qu’il écrit le 3 juin, quinze jours après que Menchikof eut quitté Constantinople. Malgré la rupture des négociations entre la Russie et la Porte, il espère encore que la guerre pourra être évitée ; il se garde bien de prononcer aucune parole de blâme à l’adresse du tsar, il lui en coûte de supposer que son beau-frère est animé d’un autre sentiment que le désir de protéger les chrétiens ; il cherche donc les moyens de lui donner satisfaction sans compromettre l’équilibre de l’Europe. Il propose une réunion des grandes puissances chrétiennes, afin qu’elles fassent d’un commun accord ce que la Russie, dans la ferveur de son zèle religieux, essayait de faire à elle seule. S’il y a, comme on le voit, beaucoup de candeur dans cette façon de considérer les choses, c’est une candeur qui a dû singulièrement embarrasser les politiques de Saint-Pétersbourg :

« Sans-Souci, 3 juin 1853.

« La Porte, dans les convulsions qui ont précédé l’accouchement de Constantinople par les soins de Menchikof[1], a prononcé un mot qui ouvre largement les voies à la bonne solution que je vous ai déjà communiquée (la seule solution possible de ce problème à se casser le cou), pourvu que la traditionnelle[2]… des grandes puissances ne vienne pas tout déranger. Le Turc a dit (et que Dieu bénisse les Turcs pour ce mot ! ) qu’il ne pouvait accorder à la Russie toute seule ce qu’il concéderait volontiers aux grandes puissances réunies. C’est une bonne, une sage, une profonde parole, une parole grosse d’un heureux avenir. Il faut que la Prusse, usant de tout son pouvoir et déployant tous ses efforts, fasse sortir de là tout ce qui est possible, aussi bien pour assurer la paix que pour sauver l’honneur chrétien des grandes puissances. Mettez-vous donc à l’œuvre, très cher Bunsen, et agissez avec une prudence hardie. Soyez éloquent et pensez que je vous regarde par-dessus l’épaule, non pas avec 200 000 hommes (comme Frédéric le Grand l’écrivait au comte Lusi à Londres), mais avec la conviction de donner le

  1. Le roi fait allusion aux concessions que le prince Menchikof arracha au divan de Constantinople pendant les premières semaines du mois de mai 1853, concessions qui n’empêchèrent pas la rupture des relations diplomatiques entre la Russie et la Porte (21 mai).
  2. C’est le roi qui a tracé ici plusieurs points. Il lui en coûte d’écrire un mot blessant pour les grandes puissances ; Bunsen, qui saura bien deviner sa pensée, mettra le mot qu’il voudra.