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van. Aussitôt Menchikof quitte Constantinople (21 mai) ; six semaines après, l’armée russe passe le Pruth et envahit les principautés (3 juillet).

La première lettre que le roi de Prusse adresse à M. de Bunsen au sujet des affaires d’Orient est datée du 5 avril 1853. On voit la situation. Le prince Menchikof est depuis six semaines à Constantinople. Bien qu’il n’ait pas encore fait connaître toutes les exigences de la Russie, ses allures impérieuses ont ému l’Europe. L’Angleterre vient d’envoyer auprès du divan un nouvel ambassadeur, lord Stratford de Redcliffe, qui va jouer un rôle considérable dans les événemens. Frédéric-Guillaume IV, malgré son dévoûment à la personne du tsar Nicolas, partage l’émotion générale. Son premier mot sur la question qui tient le monde en suspens est parfaitement conforme à la vérité. Il changera d’avis plus tard sous l’influence du tsar ; aujourd’hui il voit juste et il parle franc. Il parle au nom de l’intérêt chrétien comme au nom de la paix européenne. Il désire le maintien de l’empire turc, à la condition que les droits des chrétiens soient garantis. Au milieu de tant de complications subtiles, il démêle très nettement les deux devoirs qui s’imposent, suivant lui, à toute conscience souveraine, le devoir chrétien et le devoir politique, le devoir de religion et le devoir de sagesse.

« 5 avril 1853.

« La question des dangers de l’empire ottoman se divise pour nous en deux sortes de devoirs : 1o devoir de sagesse politique, 2o devoir de chrétiens. Le premier nous défend de rejeter les Turcs hors de l’Europe, de peur que l’Europe ne gagne à cela une contagion pestilentielle et une nouvelle guerre de succession. Le second nous ordonne, à la pure et pleine lumière de notre conscience chrétienne, de ne plus voir avec une funeste indifférence 18 millions de chrétiens condamnés à vivre sous un régime de paganisme.

« Détruire la Turquie, c’est travailler bon gré mal gré à la guerre ; au contraire garantir son existence à la condition que ses sujets chrétiens auront les mêmes droits que les musulmans, c’est travailler loyalement à la paix. Or travailler à la guerre, c’est attirer sur soi la malédiction du Seigneur, travailler à la paix, c’est mériter sa bénédiction. La sottise et la méchanceté des hommes peuvent transformer une œuvre de paix en une œuvre de sang (exemple : l’église !), mais une politique dont l’issue est une contestation d’héritage n’enfantera jamais la paix. Laisser passer l’empire turc, assister tranquillement aux phases de son agonie, je déclare que c’est travailler à la guerre. Et cœterum censeo : il faut maintenir l’existence de la Turquie en la garantissant au nom de l’intérêt général ; il faut donc que cette garantie soit telle que l’histoire