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annonçait l’amiral de Rigny au ministre le 14 octobre, il n’y a plus guère de ménagemens à garder. Les ambassadeurs, grâce à la déclaration énergique du ministre de Russie à Constantinople, paraissent avoir peu à craindre. Mon opinion serait de faire entrer les escadres dans Navarin même, et là de signifier aux flottes ottomanes, le boute-feu à la main, d’avoir à se disloquer et à retourner l’une à Constantinople, l’autre en Égypte, sinon de les attaquer immédiatement. Ce plan sera sans doute mis en discussion entre les trois commandans d’escadres. » Il le fut en effet aussitôt que l’Albion et le Genoa, rappelés de Malte en toute hâte, eurent rallié l’escadre britannique.

L’amiral de Rigny éprouva peu de peine à convaincre ses collègues. Les chances indéfinies et indécises d’un blocus extérieur n’aboutissaient à rien ; elles exposaient les amiraux à voir la flotte égyptienne profiter d’un coup de vent pour regagner Alexandrie après avoir atteint son but. On avait le moyen de parler en maître ; il fallait en user. Après une courte délibération, le sentiment de l’amiral français prévalut. Le mode d’exécution en fut arrêté, et le plus ancien des amiraux dut prendre le commandement supérieur. L’amiral Codrington, à qui revenait cet honneur, n’en profita pas pour se perdre dans de longs détails stratégiques ; il fixa l’ordre de marche des escadres, prévit la collision qui ne pouvait guère manquer d’éclater ; puis, se souvenant de la dernière bataille à laquelle il avait pris part, des dernières leçons de guerre qu’il avait reçues, il termina son mémorandum par ces paroles empruntées à lord Nelson : « un capitaine doit se considérer comme étant à son poste quand il a pu placer son vaisseau bord à bord d’un vaisseau ennemi. »

La supériorité d’organisation dont disposaient les escadres alliées pouvait excuser la simplicité de ce plan ; la position formidable qu’occupaient les flottes ottomanes ne laissait pas de le rendre dangereux. Dix vaisseaux de ligne européens, neuf frégates, sept navires légers, étaient assurément de taille à se mesurer contre trois vaisseaux turcs, vingt-quatre frégates et trente-sept bricks ou corvettes ; mais ces forces ottomanes, appuyées aux batteries de la rade, avaient été rangées par les officiers français que le pacha avait pris à son service dans un ordre excellent qui en augmentait beaucoup la puissance. J’ai déjà décrit la rade de Navarin. On a comparé ce bassin, de six milles environ de circonférence, à un arc fortement bandé dont la corde serait tournée du côté de la mer. Cette comparaison est fort juste et fera comprendre comment il avait été facile de disposer en fer à cheval et sur une triple ligne les escadres d’Alexandrie et de Constantinople. Des brûlots mouillés à l’extrémité de chaque aile se tenaient prêts à donner au moment opportun.