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encore d’un intérêt pressant pour l’Angleterre, où les caractères, les projets, les systèmes, croissent comme une forêt touffue; mais Mill devinait que les progrès de la centralisation suivraient les réformes électorales, que l’idée impersonnelle de l’état se substituerait quelque jour aux réalités vivantes, changeantes, qui pendant longtemps ont été les idoles du pays. Il écrivait surtout pour cette démocratie dont les premières volontés se manifestent dans les grèves et dont les ambitions montent en grondant comme une marée. Il n’avait que des sympathies pour la cause populaire; mais le peuple à ses yeux restait une collection d’hommes pauvres, sans culture, ignorans, faciles à entraîner. Il avait horreur de toute compression, de toute puissance anonyme, sans responsabilité, sans conscience.

Partisan d’une réforme parlementaire, il osa toujours parler et écrire contre le vote secret, et il cherchait les moyens de donner aux minorités une représentation proportionnée à leur importance numérique. Dans ses premières Pensées sur la réforme parlementaire, Mill était allé jusqu’à soutenir le principe de la pluralité des votes, c’est-à-dire qu’il voulait donner aux votes des poids différens, créer des catégories électorales fondées non sur la richesse, mais sur la culture intellectuelle. Nous retrouvons dans ce projet chimérique l’influence indirecte des idées d’Auguste Comte : plus tard, Mill épousa chaudement le système de M. Hare, qui permettait à des électeurs répandus dans tout le royaume, en unissant leurs voix sur le même individu, de lui assurer une place dans les communes. Il voyait dans cette découverte, c’est le mot dont il se sert, un correctif à la toute-puissance des opinons banales, à la tyrannie du nombre, le moyen de représenter dans le parlement national les opinions indépendantes. Il était sans cesse poursuivi par cette pensée, que l’intelligence n’a pas assez de percées dans la politique.

Dans ses Considérations sur le gouvernement parlementaire, cette préoccupation revient encore. Il voudrait voir à côté du pouvoir législatif une commission composée des esprits politiques les plus exercés, chargée d’élaborer, de rédiger les lois, une sorte de conseil d’état; il exprimait souvent, dans ses conversations, son admiration pour le conseil d’état français. Il publia peu de temps après, en 1869, son traité sur la Sujétion des femmes. De tout temps il avait pensé que les femmes avaient droit à être représentées : son culte pour celle qu’il avait perdue s’était changé en une sorte de religion pour cette moitié du genre humain qui selon lui était injustement privée de droits politiques. Le système de la représentation moderne lui semblait une arithmétique trop grossière : même perfectionnée et corrigée par la représentation des minorités, c’était encore une