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trente-trois ans de services, examinateur de la correspondance indienne, la fonction la plus élevée, après celle de secrétaire, dans l’administration de la compagnie des Indes. Il ne garda ses fonctions que pendant deux ans, et prit sa retraite quand la compagnie des Indes perdit son indépendance. Il profita de sa liberté pour aller passer un hiver dans le midi de la France, et il eut la douleur d’y perdre sa femme à Avignon, où elle fut atteinte d’une congestion pulmonaire.

Ce malheur le laissait comme un corps sans âme, tout plein encore cependant des pensées que depuis tant d’années, mais surtout pendant une union de sept ans, ils avaient échangées, nourries et caressées. Ils avaient travaillé ensemble au traité sur la Liberté, qui est certainement l’ouvrage de Mill où court le souffle le plus généreux et où l’on sent le plus de chaleur. Le livre est dédié à « la mémoire chère et déplorée de celle qui a été l’inspiratrice et en partie l’auteur de ce qu’il y a de meilleur dans mes écrits, — l’amie, la femme dont l’amour exalté de la vérité et du droit a été mon plus fort aiguillon, et dont l’approbation était ma meilleure récompense. » Il ajoute un peu plus loin : « Si j’étais capable d’interpréter pour le monde la moitié des grandes pensées et des nobles sentimens qui sont ensevelis dans son tombeau, je servirais à lui rendre un plus grand bienfait qu’il n’a chance de recevoir jamais de tout ce que je pourrai écrire, maintenant que je suis privé de l’impulsion et de l’appui de sa sagesse sans rivale. » Jamais Mill n’a secoué plus hardiment le joug des opinions banales. A une société protestante, il ose dire : « Il vaut peut-être mieux être un John Knox qu’un Alcibiade, mais il vaut mieux être un Périclès que l’un ou l’autre. » Il prêche les droits du génie, de l’originalité; il ose attaquer l’opinion publique. « La tendance générale dans le monde entier est de donner à la médiocrité le pouvoir dominant dans l’humanité. » A ceux qui veulent trop attribuer à l’état, il dit : « La valeur de l’état, à la longue, n’est que la valeur des individus qui le composent, et un état qui subordonne les intérêts de leur expansion, de leur élévation morale à un petit progrès en finesse administrative, ou à ce semblant de finesse que donnent la pratique et le détail des affaires, un état qui fait des hommes des nains, afin qu’ils restent des instrumens plus dociles, trouvera, même si ses desseins sont généreux, qu’avec de petits hommes rien de grand ne peut être accompli, et que la perfection de la machine à laquelle tout a été sacrifié ne servira à la longue de rien, faute de cette force vitale qu’on a préféré détruire pour que la machine puisse travailler avec moins de bruit. »

Nous sommes assez près de partager l’opinion de Mill, qui estime que sa Liberté survivra à ses autres ouvrages. Ce livre n’est pas