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quelquefois ensemble, bien que sous tous les autres rapports notre conduite pendant ces années ne donnât pas le moindre fondement à supposer, contrairement à la vérité, que notre lien à cette époque fut autre chose que celui d’une vive affection et d’une intimité parfaite, car, bien que nous ne considérions pas les règles de la société comme valables dans un sujet si absolument personnel, nous nous sentions tenus à ne pas laisser notre conduite jeter quelque discrédit sur son mari et par conséquent sur elle-même. »

Mill a le droit d’être cru sur parole, mais il est permis de dire que la spiritualité même de ce singulier mariage devait contribuer à rendre l’influence de Mme Taylor de plus en plus dominante. Pendant cette période, que Mill appelle la troisième de son progrès mental en empruntant peut-être un peu trop ouvertement la phraséologie positiviste, il se laisse entraîner de plus en plus loin de ses opinions premières. Elle et lui sont désormais deux rebelles, ils se croient des griefs, leurs pensées deviennent mystiques comme leurs amours. Cet esprit, bandé par la logique, armé autrefois contre toutes les illusions, se fond et s’attendrit sous le souffle d’une femme; elle le promène dans un nouvel Éden. Il ne croit plus que la propriété et l’hérédité soient le dernier mot de la législation; l’abolition du droit d’aînesse et des substitutions ne lui semble plus qu’une timide réforme. Jadis il n’avait eu d’autre ambition que de mitiger les maux causés par l’inégalité nécessaire des conditions; « en un mot, j’étais démocrate, mais point du tout socialiste. Nous étions maintenant bien moins démocrates que je ne l’avais été, parce qu’aussi longtemps que l’éducation continue à être misérablement imparfaite nous craignions l’ignorance et surtout l’égoïsme et la brutalité des masses; mais notre idéal de futur développement allait bien au-delà de la démocratie, et devait nous classer décidément sous ce nom commun de socialistes. Nous répudiions, il est vrai, avec la plus grande énergie cette tyrannie de la société sur l’individu que la plupart des systèmes socialistes sont supposés comporter, mais nous portions les yeux en avant vers un temps où la société ne sera plus divisée en oisifs et en travailleurs, où la règle qui refuse la nourriture à celui qui refuse son travail sera appliquée non pas seulement aux pauvres, mais à tout le monde impartialement, où la division des produits du travail, au lieu de dépendre, comme elle dépend principalement aujourd’hui, de l’accident de la naissance, sera mise en harmonie avec un principe reconnu de justice. » Nous voilà, on le voit, en plein socialisme. Mill cherche les moyens de concilier la plus grande liberté individuelle possible "avec la propriété indivise de ce qu’il nomme « la matière première du globe, » et avec l’égale participation de tous dans les produits du travail commun. Il comprend toutefois que la législation ne peut seule préparer l’ordre de