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l’ont convaincu « de la valeur limitée et temporaire de l’ancienne économie politique, qui regarde la propriété privée et l’hérédité comme des faits indestructibles, et la liberté de la production et des échanges comme le dernier mot du progrès social. » Il admire l’idéal de Saint-Simon, la communauté heureuse, sans le croire réalisable. Le gouvernement représentatif ne lui semble plus qu’un mode de gouvernement contingent, propre à certaines circonstances politiques. Il reste cependant enrôlé dans les rangs des ennemis de l’aristocratie et de l’église anglicane; il applaudit à la révolution de 1830, court à Paris, se fait présenter à Lafayette, aux chefs du parti populaire, à Enfantin, à Bazard aussi.

L’économie politique ne lui suffisait plus, et comme son père était pour ainsi dire l’économie politique vivante, leurs relations intellectuelles étaient devenues de plus en plus difficiles. « Mon père n’était pas un homme de qui l’on pût attendre des explications calmes et complètes sur des points fondamentaux de doctrine, surtout avec quelqu’un qu’il pouvait regarder, d’une certaine façon, comme un déserteur. » Dure épreuve pour un père, mais châtiment mérité d’un amour paternel trop avide! Le fils se taisait, il ne discutait plus avec celui qui avait si longtemps pétri sa pensée, il se dérobait; leurs voies étaient désormais différentes.

Nous arrivons à une deuxième crise dans la vie de Mill, à l’événement qui eut l’influence la plus durable sur toute sa carrière. Nous l’avons vu à vingt ans perdre tout d’un coup courage et se poser, en pleine floraison de la vie, ces terribles questions que l’homme désabusé ne se fait guère que quand le sang commence à courir moins vite dans les veines. « Que fais-tu? Tu luttes pour l’impossible. Et cet impossible deviendrait vrai par un miracle, en serais-tu plus heureux? » Il avait alors cherché le bonheur ou un semblant de bonheur hors de soi; il avait deviné que le grand secret pour l’homme est de s’oublier. Ce n’était pas encore assez : à des âmes comme la sienne, il ne suffit pas de s’oublier, il faut cesser de s’appartenir. Un Dieu lui manquait en qui il pût s’abîmer, à qui il pût offrir, avec une sorte de douloureuse volupté, son être fragile, changeant, ému de vains désirs, faire confidence de ses faiblesses, de ses désillusions, de ses erreurs; il trouva ce Dieu dans la personne d’une femme. C’est à dessein que je me sers de ce mot, car pour un cœur jusque-là vide, pour un esprit qui était en face du mystère divin comme un aveugle en face des couleurs, l’amour devait être une religion, un culte, et l’objet aimé une idole. Il avait vingt-sept ans quand il la rencontra, elle en avait vingt-trois. Disons-le tout de suite : après une période d’amitié de vingt ans, Mme Taylor, devenue veuve, consentit, le mot est de lui, à devenir sa femme. « Bien que ce fût seulement des années après