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celui qui s’écriait : « Tout est vanité, » la tristesse du chrétien, le morne dédain du savant qui voit le néant de l’homme dans la nature infinie, ne sont pas comparables à ce désenchantement d’une jeune âme qui voudrait s’éprendre de quelque chose et qui se sent indifférente au seul bonheur qu’on lui ait appris à concevoir. On avait fait de Mill un égoïste, et cet égoïsme devenait un supplice. Il lit accidentellement les Mémoires de Marmontel, et, arrivé au passage où Marmontel, devant le lit de mort de son père, se promet de devenir le protecteur des siens, il verse des larmes. Il se sent soulagé, son poids est devenu plus léger. Il a découvert, il a senti plutôt qu’il faut vivre non pour soi, mais pour autrui. Il a vu toute la scène en pensée, il a été un moment le jeune Marmontel, prêt à travailler, à vivre, à souffrir, non pour une humanité qui n’est qu’un mot, pour des êtres connus, aimés, aimans, en chair et en os. Il est arrivé par l’expérience à la théorie chrétienne du renoncement ; toute sa vie, Mill fera de ces étranges découvertes, il enfoncera, comme on dit vulgairement, des portes ouvertes ; ce que l’enfant apprend dans le catéchisme, ce qui eût semblé banal à un solitaire de Port-Royal, il le trouvera par un effort douloureux ; il aura en quelque sorte toujours vécu sa pensée.

Une nouvelle existence, on peut le dire, commence pour lui ; le joug paternel est secoué, aussi bien que celui des philosophes utilitaires. La crise de la jeunesse est toujours une révolte ; à l’inverse de la plupart des hommes, Mill va aller du dogmatisme au doute et de l’analyse au sentiment ; son âme d’abord glacée semble se fondre, elle est comme un cristal qui perd lentement ses arêtes et ses angles. Il se fait une nouvelle philosophie de la vie : il estime que rien ne supporte l’examen. « Demandez-vous si vous êtes heureux, et vous cessez de l’être. » Il en conclut qu’il faut prendre pour objet non point son bonheur propre, mais quelque chose d’extérieur ; il faut s’oublier ; il essaie de jouir des arts, de la musique, de la poésie. Il ne peut cependant supporter encore Byron, ce génie audacieux le trouble ; il préfère Wordsworth, le moins poète des poètes, un sage qui lui parle des champs, des Pyrénées qu’il aime et regrette ; mais il prend tout comme en passant, il s’applique à maintenir une sorte de balance dans ses facultés. Il vit encore un peu mécaniquement. Il n’est pas sceptique, il ne le sera jamais, pourtant il est ébranlé ; un fossé se creuse entre son père et lui, entre ce maître raisonneur qui abhorre les poètes et ne voit dans les œuvres de Carlyle que les rhapsodies d’un fou et ce fils qui commence à chercher ses inspirations un peu au hasard. Il prend parti secrètement pour Macaulay, qui écrit au sujet de James Mill[1] : « Cet écrivain, dans certains

  1. Essai sur l’Histoire de la révolution de sir James Mackhintosh.