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groupe nouveau ; Bentham se contentait d’écrire; James Mill parlait, agissait, animait tout son parti.

Quelles étaient au juste les opinions des philosophes radicaux? Ils se proclamaient malthusiens, et professaient que le meilleur et le plus sûr moyen d’élever les salaires est de restreindre l’accroissement de la population. Ils se donnaient pour modèles les philosophes français du XVIIIe siècle; toutefois, quand ils prêchaient les droits de l’homme, ils les envisageaient moins comme l’expression de la justice abstraite que comme des gages de paix et de sécurité pour les sociétés. Ils avaient une foi ardente dans le gouvernement libre, dans la raison humaine, dans l’amélioration indéfinie de l’homme par l’éducation. Indifférens à la forme du gouvernement (Bentham faisait exception par sa défiance des rois, qu’il appelait des corrupteurs-généraux), ils abhorraient l’aristocratie, l’église établie, le privilège. Leur zèle pour l’humanité était plus intellectuel que moral : leurs adversaires dénonçaient la philosophie utilitaire, l’économie politique, les idées de Malthus, comme des doctrines sans âme et sans cœur; ces accusations mêmes les poussaient à protester contre toute sentimentalité stérile. Ils se flattaient de régénérer l’humanité par l’égoïsme intelligent : ils voulaient faire de leurs contemporains des machines raisonnantes; ils avaient plus que du mépris, de l’horreur pour l’idéal, pour les chimères, pour les mensonges de l’imagination et du désir. Moralistes rigides et presque puritains, ils dédaignaient pourtant toutes les lois morales qui ont une origine religieuse. En exposant les opinions de son père, Mill écrit : « Il s’attendait à voir établir des relations beaucoup plus libres entre les deux sexes sans prétendre définir exactement ce que seraient ces relations ni ce qu’elles devraient être. Cette opinion ne tenait chez lui à aucune sensualité ou théorique ou pratique. Il pensait au contraire qu’un des résultats de cette liberté plus grande serait d’empêcher l’imagination de se complaire aux relations physiques des sexes et à ce qui y touche, d’en faire une des préoccupations principales de la vie; il regardait cette perversion de l’imagination et du sentiment comme une des maladies les plus profondes et les plus contagieuses de l’esprit humain. »

James Mill méprisait la poésie, tous ses adeptes n’allaient pas aussi loin : son fils sentait toujours repousser dans son cœur la fibre du sentiment à mesure que le père l’en arrachait. Il osait admirer les beaux vers qui contiennent des sentimens justes, et ne disait pas, comme Bentham : « toute poésie est une fausse représentation. » Il se souvient, à l’époque de son grand fanatisme utilitaire, d’avoir goûté l’Essai sur l’homme de Pope, d’avoir eu le culte de quelques héros, des héros de la philosophie, il est vrai, de Socrate, de Condorcet. Il travaille sans relâche, collabore avec