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C’est de la même façon qu’il lui apprit l’économie politique, la science qui était sa passion, car il travaillait en ce temps à ses Élémens d’économie politique ; ils discutaient ensemble les idées de Ricardo, d’Adam Smith. « Le sentier était épineux, dit Mill, même pour mon père, et je suis bien sûr qu’il l’était pour moi, malgré le vif intérêt que je prenais au sujet. Il était souvent, et plus que de raison, irrité quand je ne réussissais pas dans un travail où il n’aurait pas fallu attendre le succès ; mais en somme la méthode était bonne, et elle réussit. » James Mill apprit à son fils à penser de bonne heure, ne prenant les livres anciens ou modernes que comme un texte de dialectique. L’enfant, toujours en lutte, dut perdre incontestablement quelque chose de sa grâce ; le raisonneur fit tort au rêveur, au poète qui chante au fond des âmes en fleur. On le forçait à discuter sur tout, à tout analyser ; un enfant de quatorze ans devait définir rigoureusement des termes comme idée, théorie, etc. Il travaillait ainsi, sans camarades, ignorant qu’il fût différent des autres enfans ; il admirait, et d’une certaine façon aimait son tyran ; il grandissait pourtant dans une sorte de terreur, sans caresses, sans plaisirs, sans jeux ; ses mains restèrent toujours maladroites : il vivait sur les livres comme un ver.

Ce n’était pas assez d’isoler cet enfant du monde extérieur : son père l’isola de Dieu. Il n’avait gardé de l’église presbytérienne écossaise qu’un certain fanatisme et le goût de la controverse. Il rejetait comme une erreur non-seulement le christianisme, mais la religion naturelle. Son esprit n’avait ni trouvé, ni même cherché le repos dans un déisme vague et sans contours précis. Le Dieu de la nature lui semblait tout aussi terrible que celui de la révélation et de l’Ancien-Testament, et ce qui l’offusquait dans le déisme comme dans la foi chrétienne, c’était qu’un créateur tout-puissant, infiniment bon, infiniment juste, infiniment prévoyant, pût être regardé comme l’auteur d’un monde où la douleur et le mal ont tant de place. Il supprima tout enseignement religieux dans l’éducation de son fils, l’habituant à regarder le christianisme comme quelque chose de purement objectif, comme le paganisme ou le bouddhisme. On a quelque peine à comprendre cet état franchement négatif : la religion entre pour ainsi dire dans l’âme par les yeux chez les catholiques ; mais le jeune Mill, élevé en pays protestant, à la campagne, dans la familiarité des grands esprits de l’antiquité, par un père incrédule, ennemi de toute religion positive, se trouvait à l’âge d’homme comme un gentil parmi les premiers chrétiens.

Le sens religieux lui manqua : jamais la pensée de Dieu n’enveloppa, ne transfigura son esprit. Il regarda toujours la religion avec une sorte de défiance et je dirai presque d’aversion instinctive. Le mot est de lui. « Son aversion contre la religion, dit-il en