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nir qu’en bouleversant les faits, sans convertir ni modifier les esprits autrement que par les enseignemens muets de l’histoire.

Il est une autre classe d’hommes qui sont les guides et les conducteurs-nés de l’esprit, qui ne voient dans le passé et dans le présent qu’une préparation à un avenir meilleur; il semble que les faits les blessent, les gênent, ils ne se courbent pas docilement sous les grands vents d’opinion qui passent sur les peuples. Ils servent à la fois de Cassandres trop souvent dédaignés, de guides trop souvent méconnus. Une sorte d’intuition profonde leur montre au loin des écueils et des dangers que le vulgaire ne peut apercevoir, des horizons encore inconnus. Ils ne se livrent jamais, restent sur la défensive en face des idées générales, banales, de ces notions communes que Bacon appelait les idoles du théâtre ; ils construisent eux-mêmes des idoles nouvelles pour l’avenir, leur pensée, indocile aux doctrines du présent, rétive, soupçonneuse, s’abandonne pourtant presque sans défense à toute sorte d’espérances et d’illusions. Novateurs timides, ils craignent le connu plus que l’inconnu, ils tiennent à la fois du réformateur et du critique, du croyant et du sceptique. Simples fanatiques, égarés un moment par quelque vaine théorie, ils ne laisseraient aucune trace; mais cette trace peut devenir extrêmement profonde, si leur critique est inspirée par une foi, et si, à travers les troubles, les inquiétudes, les tourmens d’un temps agité dont nul mieux qu’eux ne comprend les misères, ils voient se dégager quelque vérité nouvelle, quelque pensée conductrice et souveraine.

Personne de notre temps n’a mieux réalisé ce type que Mill en Angleterre et que Tocqueville en France. On s’étonnera peut-être de voir associés ces deux noms : bien des points assurément les séparent; pourtant que de caractères communs ne peut-on trouver entre eux! Personne n’a analysé plus profondément les caractères de la démocratie moderne. Mill, surtout à ses débuts, l’a contemplée avec moins d’appréhension, mais sa sincérité l’a conduit à des confessions où Tocqueville aurait reconnu ses propres pensées. Tous deux ont bien compris ce qu’avait d’irrésistible le mouvement qui pousse les sociétés à remettre le pouvoir politique aux mains de la démocratie; cependant Tocqueville n’a jamais aperçu plus clairement que le philosophe anglais tout ce qu’il y a de redoutable dans la tyrannie brutale du nombre. On peut dire qu’ils ont usé leur vie à chercher des garanties contre ce despotisme nouveau ; s’ils n’ont pas trouvé les mêmes, s’ils ont scruté l’avenir en des sens différens, ils sont restés tous deux fidèles au principe de la liberté et de la personnalité humaine. Tocqueville veut surtout refaire le citoyen, et Mill l’homme; mais ils reculent avec le même dégoût devant le peuple-roi, maître