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— Qui donc? demanda Carrie, qui ne savait jamais si elle parlait sérieusement.

— Qui donc? mais notre sauveur d’hier soir! Il vient de s’arrêter à la porte. Tais-toi... Je serai mieux tout à l’heure! — Et ayant passé la main sur son front d’un geste tragique, Kate respira non sans effort.

— Que vient-il faire ici ? demanda Carrie.

— Qui sait? mettre sa fille en pension peut-être.

— Il était jeune et n’avait pas l’air d’être marié, interrompit Addy.

— Pauvre fille ! soupira Kate sceptique, cela ne prouve rien ; les hommes ne sont qu’artifice ; mais silence ! voici miss Walker qui parle.

— Mlle Carrie Tretherick est demandée au parloir, disait la sous-maîtresse.

Pendant ce temps, M. Jack Prince, qui avait fait passer sa carte accompagnée de diverses lettres de recommandation au révérend M. Crammer, se promenait impatient dans la pièce désignée en général sous le nom de parloir et en particulier par les élèves sous celui de « purgatoire. » Son œil investigateur avait fait l’inventaire des moindres objets depuis le poêle qui chauffait l’une des extrémités de la chambre jusqu’au buste monumental du docteur Crammer qui glaçait l’autre bout, depuis les échantillons calligraphiques accrochés aux murs jusqu’à la vue de Gênes prise d’après nature par le professeur de dessin du pensionnat de manière que personne ne la reconnût, depuis les livres moraux à l’usage des jeunes personnes jusqu’à une photographie des classes supérieures dans laquelle les plus jolies filles ressemblaient à des Éthiopiennes assises apparemment sur la tête les unes des autres. Son imagination s’était représenté toutes les scènes tristes et touchantes d’adieux et de réunion dont ce parloir avait été le théâtre, et il s’étonnait qu’il n’y fût rien resté qui exprimât le moindre sentiment naturel; peut-être commençait-il à oublier un peu le sujet de sa visite quand la porte s’ouvrit pour laisser entrer Carrie Tretherick.

C’était un des visages entrevus la veille; sans bien savoir pourquoi, il éprouva une sorte de désappointement vague. Cependant il n’avait pu s’attendre à la trouver plus jolie : sa riche chevelure ondoyante avait l’éclat de l’or, son teint celui d’une fleur; ses yeux bruns offraient la nuance rare d’une algue marine noyée dans l’eau profonde. Moins impressionnable que lui, Carrie était de son côté tout aussi mal à l’aise. L’homme qui se tenait debout devant elle appartenait certainement à l’espèce que les femmes désignent par la vulgaire épithète de joli garçon, c’est-à-dire qu’il était correc-